Randonnées dans les Bauges

Journal et descriptifs de quelques jours de randonnées dans les Bauges, été 2022.

Jour 1 – Chambéry, Rousseau et arrivée dans les Bauges

Quelques dizaines de minutes de marche sous la chaleur caniculaire m’amènent à une belle et ancienne maison dans les hauteurs de Chambéry, au milieu d’une nature desséchée. C’est la demeure où Rousseau, jeune homme, passa aux côtés de Madame de Warens les plus heureuses années de sa vie. Je commence mon séjour avec la visite des Charmettes, un lieu au nom familier de mon époque à l’Institut Voltaire.

Je n’ai pas vraiment lu Rousseau même si j’ai l’impression de l’avoir côtoyé durant des années. Je le découvre pour la première fois par moi-même et non par le truchement d’érudits qui se sont consacrés à son étude. Parcourir les pièces qu’il arpentait en se forgeant une culture philosophique, littéraire, botanique et musicale, regarder ses objets, me promener dans ses jardins, contempler sa vue et me documenter auprès des expositions me permet de faire plus ample connaissance. Cette soudaine intimité avec l’écrivain est nouvelle et a quelque chose d’émouvant. Je l’avais toujours imaginé inaccessible, réservé à l’élite qui m’impressionnait quand j’étais ado, tout comme Proust, Spinoza ou Nietzsche. J’y perçois aujourd’hui une philosophie saine, profondément bienveillante et une curiosité inspirante. La résolution vient de poursuivre cette découverte au-delà des vergers des Charmettes, mais avec La Nouvelle Éloise en rupture de stock et le volume de l’intégral des Confessions peu adapté pour la randonnée, je devrai attendre.

La sortie par les jardins m’offre une belle transition pour la suite de mon expédition, avec un dégagement spectaculaire sur les Bauges alors que je regagne la gare pour faire connaissance avec mes hôtes et le groupe qui m’accompagnera.

C’est après cette visite, à peine le voyage entamé, que je réalise avec surprise mon envie de tenir le journal de ces jours à venir. Plus que jamais, partir marcher seul est pour moi le meilleur moyen de faire le point. Écrire m’aide en cela, avec une pensée différente, plus approfondi, plus lente. Le journal que je publie sur mon blog est plus souvent lié à des réflexions générales, ou ce que je souhaite partager. C’est peut-être dans l’intime qu’il m’est pourtant le plus précieux, car il jalonne des moments d’introspection et me permet de les vivre plus intensément. J’écris quand je me sens acteur de ma vie, mais j’écris aussi pour l’être.

Jour 2 – La Gallopaz

  • Départ : Parking du Lindar
  • 11 km, +760
  • Durée indicative : 5 heures
  • Carte (note : le sentier pour le Grand Roc n’étant pas balisé, il ne figure pas sur l’itinéraire. Il est déconseillé de sortir des sentiers balisés sans un professionnel)
  • Tracé GPX

La semaine de randonnée commence calmement par le sommet de la Gallopaz (se prononce Gallope). Un sentier en montée dans la fraicheur forestière du matin fera office d’échauffement. Les quelques personnes moins chevronnées à la marche sont surprises par le brusque dénivelé dès que nous quittons la route (+500 mètres sur moins de 3 km, on peut les comprendre), mais tout le monde avance bravement. Des rythmes s’installent, des groupes se forment, la dynamique se met en place.

Arrivés au col de la Buffaz, nous contemplons nos premières ouvertures sur les Bauges et le premier panorama peu après au sommet de la Gallopaz. C’est un sommet herbeux au superbe dégagement, empli de papillons, de lumière et de l’odeur de l’été. À l’ouest, Chambéry et la Chartreuse un peu plus au sud, avec notre guide qui nous cite les noms des cimes, dont le Colombier que nous ferons dans deux jours, le seul que je retiens. Si les Bauges n’est pas un massif très haut, les Alpes sont petites à l’horizon et la plaine proche, s’en dégage l’impression d’être au sommet du monde. Je savoure cette sensation de voir loin, de m’emplir d’espace.

Mes compagnons de voyage sont d’un abord sympathique. J’apprécie leur présence, mais me sens extérieur au groupe bien que je m’y mêle avec plaisir. Ce sont des complices de marche, pas de cogitations, et comme souvent j’étonne par ma discrétion. Ce détachement me laisse tout loisir de me retirer quand j’en ai besoin, de penser librement comme la rando le permet si bien. J’observe vite que je ne suis pas le seul avec ce besoin, et me demande si c’est cette discipline qui crée cet état, ou si les gens qui le recherchent la pratique.

Nous descendons ensuite entre pâturages et bois jusqu’au chalet de la Buffaz ou nous enchaînons sur un petit sommet non loin, le Grand Roc, hors balisage, un peu plus escarpé et parfois aérien. C’est le jeu qui remplace ici la marche, ce frisson du vide, du pied sûr, des pas dans un équilibre précaire. Ce bref passage a quelque chose d’initiatique pour les nouveaux dans ce monde, et un renouement pour les autres. Nous regagnons finalement la vallée par une belle forêt, avec comme conclusion féérique un bord de rivière, presque asséchée hélas, avant de retrouver notre véhicule.

L’apaisement est profond avec la proximité des étendues d’arbres, l’exubérance de cette nature, son calme, sa richesse qui balance avec l’étouffante sécheresse qui cuit l’Europe. Après des semaines de gazons jaunes, de forêts en souffrance, d’arrosage pour conserver un jardin en vie, tout ce vert est une bénédiction, même si les Bauges sont loin d’être épargnées.

Arrivés au gite, nous pouvons entamer la dégustation des bières brassées par notre hôte. Une jolie douzaine de cuvées différentes à répartir sur les jours qui viennent. La pisseuse m’enchante, une belle pils très propre et pleine de richesse, parfaite après la rando, et une bière au génépi merveilleusement équilibrée. La semaine s’annonce délicieuse et tout ce que je gouterai sera un régale, avec une préférence pour celle au miel qui ressort très joliment, et la framboise au bon goût du fruit sans sucrosité.

Jour 3 – Sur le Plan de la Limace

Départ de Coudray pour une montée tranquille sur piste forestière. Nous arrivons rapidement sur un plateau au niveau de l’Allant (fromagerie) offrant un dégagement somptueux. S’en suit une traversée de pâturages sous le beuglement menaçant d’un taureau mécontent de voir ces intrus, en nous extasiant des formes étonnantes du calcaire Mont Trélod.

La largeur des sentiers favorise les discussions. Nous grimpons dans une ambiance conviviale, entre récits de voyages et impulsions personnelles à cette (re)découverte des Bauges. L’image que je me renvoie à moi-même contraste avec mes habitudes d’évitement des groupes. Je me découvre plus à l’aise, plus ouvert à l’autre. Ce recule que je prends avec moi-même lors de la marche m’interpelle. Il y a la sensation que j’incarne quelqu’un de plus sage, qui contemple le moi du quotidien et avise sur ses choix et le déroulement de ma vie. C’est comme un mentorat de moi-même. Tout semble possible, tout l’est, la lucidité évidente me fait m’étonner des conflits et blocages habituels.

Avant de pique-niquer sur le Plan de la Limace, une partie du groupe monte encore jusqu’au promontoire du passage de Plan Molard (1836). De là-haut, nous pouvons observer les formations géologiques si particulières du mont Trélod, du mont de la Coche, du mont Pécloz et de la pointe d’Arcalod. Est-ce le dénivelé ou la beauté ? le silence s’installe sur ce tronçon, excepté pour les explications du guide.

La redescente sur une route facile, à un rythme tranquille, apporte quant à elle son lot de discussions et d’insouciance. Je prends le temps de savourer cet état et vois l’introspection autour de moi. Plusieurs sont en transition, sentimentale, professionnelle, se retrouvent face à des choix, caressent des envies et se tâtent, l’exposent ou le laissent entendre pudiquement. Le regard perdu dans l’immensité des reliefs, j’ai la sensation que chacun est tourné sur soi, c’est touchant et rassurant. Je ne fais pas connaissance avec des médecins, des ingénieurs, des parents ou des retraités, je découvre des personnes, sans doute le plus proche de qui ils sont vraiment.

Jour 4 – La Margeriaz

  • Départ : Aillon le Jeune
  • 13 km, +920
  • Durée indicative : 5h 30
  • Cet itinéraire étant une création de notre guide, je ne le diffuse pas. Les sentiers balisés permettent sans peine de créer un itinéraire propice à une belle découverte de ce lieu

Nous quittons Aillon-le-Jeune par l’ouest sur une piste forestière. La voute est encore verte même si le lit de feuilles sèches évoque trop tôt quelque chose d’automnal. Le sentier se faufile entre des phénomènes géologiques appelés tannes, de trous dans les roches calcaires comme des cratères, parfois se transformant en gouffre, une curiosité de choix pour les spéléologues. Notre guide, ancien entraineur de trail, propose un petit exercice pour ceux que les pieds démangent : une dizaine de minutes de course derrière lui. Propulsé par mes bâtons, je le suis dans une montée douce, suivant ses conseils pour maintenir un bon rythme cardiaque et déceler les signes avant-coureurs de fatigue. Écouter ainsi son cardio tout en filant dans cette belle forêt est à la fois passionnant et gratifiant. J’arrive au bout du tronçon prévu inondé, mais ravi, pour reprendre la cadence de la marche avec le plaisir de la lenteur.

La haute végétation laissant place aux arbustes épineux rampants, le panorama se dévoile sur les Bauges et le Colombier, et les Alpes en arrière-plan avec le Mont-Blanc qui porte fièrement sa couleur. De l’autre côté à l’ouest, de profondes falaises tombent à pic sur la vallée, véritables murailles protégeant l’accès aux Bauges. Notre guide nous raconta que ce massif avait une mentalité d’insulaires. Ainsi reclus derrière leurs remparts, c’est aisément compréhensible. De notre guet, la Chartreuse continue de se montrer au loin sous son plus beau profil, me laissant présager de mon prochain projet de randonnée.

Est-ce l’effet de l’effort, la détente mêlée de fatigue du troisième jour de marche ou la grâce de l’endroit, je reste silencieux cette matinée, m’isolant sans aucune envie de parler et savourant la quiétude. Je prends conscience que des choses remontent, sans pouvoir mettre de mots dessus. Après avoir écouté mon cœur en courant, je l’écoute différemment au repos, laissant exister, juste des sensations et de l’émotion brute.

Nous suivons cette ligne des crêtes sur quelques kilomètres pour redescendre le long de pistes de ski, évitant de nous encoubler dans les terriers de marmottes. Nous disons au revoir au Mont-Blanc et poursuivons dans la forêt, la seconde partie de notre exercice nous attend, la course en descente. Je me retrouve à nouveau à filer derrière notre guide, cette fois plus concentré sur l’emplacement de mes pieds que sur mon rythme cardiaque pour ne pas trébucher sur les cailloux et glisser sur les feuilles, dans une attention proche de celle que je connais en VTT. J’ai la satisfaction de terminer sans m’être fait distancer, mais avec la ferme impression que ce n’est pas faute d’avoir essayé. Après plusieurs heures de marche et +1000 mètres de dénivelé, ce moment de course me donne un sentiment de toute-puissance, avec un souffle régulier, des jambes solides et un cœur qui redescend rapidement dans ses clous. Cette santé souveraine est délicieuse, comme une harmonie avec mon corps. Je mesure ma chance de jouir de cette sensation, de cette forme, la savoure avec reconnaissance. Je n’ai jamais passé autant de temps à prendre soin de moi que depuis ce début d’année, que ce soit au niveau sportif ou alimentaire. Je me demande maintenant comment j’ai pu vivre tant d’années dans l’ignorance de mon corps.

Jour 5 – Ascension du Colombier

  • Départ : Parking à côté du chalet de Praz Gelaz
  • 11 km, +860
  • Durée indicative : 5h
  • Carte
  • Tracé GPX

Annoncé comme le clou du séjour, nous entamons ce Colombier par une brève montée dans la forêt qui débouche rapidement sur un alpage. Déjà la vue nous régale des paysages alentour et des randos faites les jours précédents : Margeraz, Plan de la Limace et Gallopaz. L’ascension reste exigeante dans une lumière dorée matinale qui s’éternise.

Depuis le Col de la Cochette, le sentier devient abrupt et aérien longeant les falaises à pic jusqu’au sommet. Nous jouissons de cette vue tout notre saoul, le Mont-Blanc bien loin qui joue à cache-cache dans les nuages, la Chartreuse, le lac d’Annecy et même le Salève que je crois distinguer.

Le quatrième jour de marche m’offre toujours le délice de la métamorphose vers un corps de randonneur. Trois jours, c’est le temps d’adaptation qu’il faut pour me mettre en condition. À partir de là, plus de fatigue accumulée, plus de petite douleur ou d’inconfort. Je peux monter le pas sûr, à l’aise sur ce terrain impressionnant, dans mon élément.

Nous redescendons attentifs à nos foulées, sur l’autre versant pour pique-niquer non loin du col du Colombier, à côté de la grotte du Mineur, à l’ombre des falaises. Des marmottes viennent agrémenter le spectacle de ce large cirque. Je m’extasie chaque jour de cette sensation d’avoir la vue qui porte toujours loin, ces espaces immenses sont exaltants, libérateurs et pleins de vie.

Nous déambulons tranquillement dans des alpages tout le début d’après-midi pour regagner la forêt et son ombre bienvenues,e jusqu’à l’arrivée. Les discussions y vont bon train, une complicité s’installe dans le groupe, les affinités se marquent. J’apprécie cette cohésion, je m’y sens bien, je l’appelle l’esprit d’équipage lorsqu’il est poussé à son comble. En itinérances, elle s’exacerbe et peut mettre à rude épreuve. C’est souvent là que se dévoilent vraiment les compagnons, alors que le rythme du groupe devient celui du plus lent et que chacun doit l’accepter ou augmenter sa charge. Ici, nul besoin d’autant de proximité ou de solidarité, car nous sommes chouchoutés par nos hôtes. Cet esprit d’équipage prend une forme de bienveillante camaraderie.

Je me retrouve dans ce groupe en un état paradoxal. J’aspire au calme, à l’isolement et au silence, les nuisances de tout voisinage m’agressent. Et pourtant j’éprouve un réel plaisir à les côtoyer, à ne pas être seul pour marcher, à me lier à eux. Savourer chaque instant de solitude tout en recherchant la compagnie, curieuse dynamique.

Jour 5 – Mont Pelat

  • Départ : Aillon le Jeune
  • 11 km, +560
  • Durée indicative : 4h 15
  • Cet itinéraire étant adapté par notre guide hors des sentiers balisés, je ne le diffuse pas

Pour le dernier jour, la randonnée sera plus tranquille. Nous partons directement du gite et quittons rapidement le sentier pour grimper à travers bois en suivant une sente de gibier. L’ambiance enveloppante des arbres et de la végétation qui craque sous mes pas m’emporte. Je savoure cette incursion hors piste dans l’intimité du matin. Un taureau beugle, menaçant sur notre passage, méfiant, mais passif.

En débouchant ensuite sur les crêtes, nous pouvons apercevoir des vautours qui tournoient non loin. Les panoramas désormais presque familiers nous accompagnent sur ces crêtes jusqu’au mont Pelat.

La redescente se fait par les pistes de ski puis un sentier forestier rejoignant Aillon le Jeune. Le chien du guide sème la zizanie dans un troupeau de moutons, fonçant aux trousses d’une pauvre bête dévalant la pente à une vitesse folle, bientôt suivi de son maître l’appelant avec une autorité désuète face à tant de divertissement.

L’après-midi et la soirée se passent en groupe, au gite, dans l’ambiance conviviale des fins de séjour. Nous savons que les heures ensemble sont les dernières. Je m’attache toujours suffisamment à ces groupes pour être touché par la séparation, d’autant qu’elle marque le retour à la vie normale, le terme de la découverte d’une région qu’on commence juste à aimer.


Après deux ans sans réelle respiration de la marche, elle m’est apparue cette semaine dans toute sa valeur. Si la randonnée en étoile ne me permet pas une immersion aussi complète que l’itinérance, elle a ce confort de la facilité que je recherchais. Ce somptueux massif des Bauges aura été un fameux terrain de jeu pour ces cogitations pédestres. Au total, ce fut 60 kilomètres parcourus, près de 4000 mètres de dénivelé sur environs 25 heures de marche.

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