Normandie et îles Anglo-Normandes, jour 10

Chausey et retour à Granville

L’archipel de Chausey

Nous quittions Jersey en matinée pour regagner Granville en passant par l’archipel de Chausey. Un vent faible contre nous, il nous fallait tirer des bords et naviguer en près serré. Un grand soleil nous accompagnait et une véritable chaleur d’été nous permit de rester sans veste une bonne partie de la journée. La mer calme, nous pouvions profiter de tout le pont lorsqu’il n’y avait aucune manœuvre.

Des dauphins vinrent jouer autour du Spirit pendant quelques minutes, une mère et un jeune fils. Le spectacle était incroyablement gracieux. Sous nos yeux admiratifs, tous excités comme des enfants, nous regardions ces deux animaux sauter hors de l’eau, passer sous la coque et nous quitter après un petit moment. Puis au loin, nous en vîmes plusieurs en chasse dont l’un fit un salto hors de l’eau. Outre les dauphins, nous voyions des fous de bassans en chasse et quelques pingouins flotter autour du navire à une distance respectueuse.

Dauphins

Arrivés dans l’archipel, le capitaine enclencha le moteur. Pas question de tirer des bords dans cette zone minée de hauts fonts et de rochers immergés. Il nous montra la carte maritime. L’ile habitée et constamment hors de l’eau fait deux kilomètres sur un, pourtant l’île à marée basse lors de grands coefficients de marée fait environ la même taille que Jersey. Il s’y trouve le troisième plus grand marnage du monde, 13,50 mètres. Cela veut dire qu’en cas de grandes marées, le niveau de la mer descend de 13 mètres, environs 5 centimètres par minute au moment le plus rapide. Nombreux sont les navires qui y sont restés échoués, et nombreux sont les écueils dans de telles eaux où le paysage peut changer du tout au tout en quelques minutes. Nous voyions là toute la dextérité et le savoir de nos marins, leur connaissance des lieux, des rochers, leurs repères faits de perches et de cailloux et une concertation sans faille pour nous faire traverser.

Chausey

Contagieux réflexe

Les marins ont une curieuse manie. Lorsque monte la houle et que le navire gite, que le vent claque ou qu’une situation se penche sur la pente d’une possible dégénération, ils s’exclament « Youhou ». J’en vis plusieurs avoir ce réflexe, que ce soit un cri du cœur exalté, ou un chuchotement pour soi-même, comme un mantra. Une vague plus haute que les autres « youhou », une voile bloquée dans un gréement, « youhou », un embrun glacial, « youhou », un verre qui manque se renverser, « youhou ».

Le marin est superstitieux. On ne parle ni de requin ni de mât cassé en mer, seulement à terre. Ainsi, ce « youhou » serait-il une façon de conjurer le sort ? Plutôt que d’attirer le mauvais œil, on manifeste son optimisme pour intéresser le bon ?

Au revoir, Spirit of Conrad

Arrivés au port de Granville, nous buvions une bière ensemble et nous quittions après un mot dans le livre d’or. Pierre me parla un peu des autres voyages qu’il proposait. L’idée de renouveler l’expérience de manière plus ambitieuse avait déjà commencé à poindre quelques jours avant, et il m’y encouragea. Je pense qu’il avait perçu mon intérêt et mon plaisir et c’est avec une sympathie sincère qu’il m’encouragea à revenir à son bord si l’envie de naviguer me reprenait.
Je regagnais le logis du roc où je retrouvais la femme du skipper de la Grandvillaise. Je m’y reposais un moment et allais manger en ville. Aux petits oignons, je commandais des boulots, pensant qu’il s’agissait de crabe – je confondais avec tourteaux – et me retrouvai devant une pleine platée d’énormes escargots de mer. J’eus bien du mal à entamer et venir à bout de ces caoutchouqueux animaux mais trouvais malgré leur aspect mon repas bon.

J’allai finalement me promener au pied du phare, là où le roc surplombe la mer, m’imprégner encore un peu de ce vent iodé, des vagues, du ballet des phares au-dessus de moi comme au loin et des lumières de la nuit sur l’océan. Le ciel étoilé comme lieu de contemplation, je me retrouvais tout à mes pensées. Quelle claque avait été ce voyage ! J’avais mis un pied, un seul, dans un univers aussi exotique qu’une autre culture, un monde aussi beau et attirant qu’effrayant. J’étais curieux d’en voir plus, et craintif à la fois, fasciné et ébloui mais réticent. Je n’étais jamais rentré d’un voyage dans un était aussi contradictoire. Je pense que je touchais d’un doigt l’ambiguïté que vivent ceux qui vivent avec la mer, cette relation avec une bien cruelle amante qu’ils considèrent avec respect, amour et haine à la fois, drogue dont ils ne peuvent se passer.