Normandie et îles Anglo-Normandes, jour 6

Embarquement à bord du Spirit of Conrad

J’embarquai à 10 heures. Sur le port je cherchai mon bâtiment et le trouvai dans le « port professionnel » aux côtés de deux autres navires du même gabarit. Le Spirit détonnait par son allure sportive. Là où beaucoup de voiliers semblent lourds et patauds, il était fin et élancé malgré sa grande taille. Eric, mon hôte au logis du roc qui était skipper à bord de La Grandvillaise, m’avait informé que c’était un navire construit à l’origine pour faire le tour du monde à contresens des vents du globe.

Spirit of Conrad

L’équipage, Pierre, le capitaine, et Cédric son second (du moins est-ce l’impression que me donnait ce duo, ils étaient en fait associés), m’accueillirent avec sourire et enthousiasme. Leur allure était celle de vrais marins et je me sentais handicapé à leurs côtés alors que je vacillais sur le pont qui ne tanguait que des vaguelettes du port. Quant aux autres passagers, j’avais affaire à deux couples de jeunes retraités sympathiques et tranquilles, un couple de jeunes parents qui laissaient leur fils de 15 mois chez les grands parents pour courir le monde et une dame qui profitait de sa retraite pour retrouver le frisson du grand large déjà vécu dans ses jeunes années. Une équipée bien sympathique, conviviale et aussi chaleureuse qu’on puisse l’être.

On nous fournit de l’équipement : un ciré aussi chaud qu’une combinaison de ski et une salopette du même acabit. Je ne regrettai pas l’achat de mon bonnet marin qui allait très bien avec tout cela. Un autre détail important fut le fonctionnement des toilettes : alors que l’on avait fait ce qu’on avait à y faire, il s’agissait d’expulser notre œuvre hors du navire, par 15 coups vigoureux de la pompe manuelle, puis de refermer le tuyau. Ceci est une bonne illustration de la vie à bord. Tout demande plus d’effort qu’à terre. On se cogne en se déplaçant, utilise ses abdos et restant assis, danse en faisant la vaisselle et même si cela est plus ou moins calme au mouillage, le mouvement reste constant.

Et voilà que nous larguions les amarres et, en un rien de temps, Grandville s’éloignait derrière nous. Quitter un port est toujours une vision aussi majestueuse qu’exaltante. Passer les digues, on se retrouve soudain en pleine mer avec l’infini comme destination. Aux jetées, les curieux nous regardent nous éloigner, déjà ballotés par les vagues et sortant les voiles pour prendre le vent.

Durant cette première navigation, les marins nous donnèrent des ordres brefs et faciles : tire sur cette drisse, tourne ce winch, ne va pas là, ne t’accroche pas à ceci… Nous observions respectueusement ces deux matelots dans leur ballet épuisant. Un voilier est un véhicule complètement ésotérique à celui qui n’y connaît rien et la quantité de notions à prendre en compte au-delà de la mécanique l’est encore plus. Deux choses frappent celui qui observe des marins exercer leur art. La première est qu’ils observent ce qui est imperceptible aux non-initiés : les caps sont pris sur des points aussi précis que discrets, une perche alignée à un phare, un bout de côte, l’apparition d’un rocher, un remous qui indique un courant ou un haut-fond, et tous leurs repères se basent sur des éléments que nous n’aurions même pas imaginés prendre en compte. La seconde est que tout l’environnement changent constamment et qu’ils adaptent en tout temps leur stratégie à ces modifications. Le vent emplit et désemplit en modifiant sa trajectoire, les marées varient, les courants peuvent changer de sens, des rochers s’immergent ou apparaissent… Là où je ne voyais qu’une côte lisse et une vaste étendue d’eau, ils perçoivent et utilisent chaque signe comme des panneaux de signalisation sur un échangeur d’autoroute.

Ce mouvement perpétuel des éléments se manifeste partout et affectait mes sens inadaptés et ceux de mes compagnons d’équipage. Il n’est rien de fixe à fixer lorsque le sol sous soi bouge sans arrêt dans un balancement irrégulier, que la terre devant nous vacille à chaque vague et que les voiles claquent dans le vent. Cela se traduisit par un mal de mer pour à peu près tout le monde, sauf nos marins cela va sans dire. Je me rendais compte que la question « Aurai-je le mal de mer ? » est parfaitement inadaptée. La bonne préoccupation serait plutôt « Mon mal de mer sera-t-il supportable ?« . Les symptômes sont aussi multiples qu’inattendus : nausées, froid, frisson, bâillements, paresses, somnolence, mauvaise humeur, vertiges, vomissement… En effet, si le mien fût tolérable pour cette première journée, une des passagères passa du rose au blanc et elle contempla plus le fond d’un seau que la mer. Un autre, surpris par l’effort d’une manœuvre, repeint le pont de son petit déjeuner sans comprendre ce qu’il lui arrivait. J’étais quant à moi barbouillé mais conservai plaisir et courage à la tâche. Mais ce n’était que la première journée et la mer était calme, nous préparèrent les matelots.

Jersey, Saint Aubin, Bellecroute Bay

Nous débarquions aux abords de l’île de Jersey, près de Saint-Aubin, plus précisément dans la baie de Bel-lecroute. Nos marins mouillaient l’ancre en se moquant de nous lorsque nous disions « jeter l’ancre« . « Si tu la jette, tu n’en n’as plus et tu es un marin perdu ! » nous expliqua Pierre en riant. Cédric nous emmena à terre à bord de la navette, un petit zodiac permettant d’aller à terre lorsqu’on ne mouille pas au port, et nous retrouvions la terre ferme avec soulagement, bien chaussés de nos belles bottes en caoutchouc pour les quelques mètres de plage immergée qu’il fallait inévitablement traverser. La marée descendante nous accueillit sur un lit de sable et de coquillages et nous permit de rejoindre le village par la plage, chose impossible à marée haute.

Saint-Aubin fut un dépaysement immédiat par rapport à la Normandie. Si l’on parle des Îles Anglo-Normandes, leur culture est indubitablement British. J’y trouvai quelques bières locales à ramener à bord pour les apéros des jours à venir et nous allions tous ensemble, marins exceptés, visiter ce petit village de pêcheur. De petites maisons typiques, un port d’échouage plein d’ustensiles de pêche et de belles bâtisses d’époque furent notre découverte de cette première île. Nous terminions notre escapade à terre dans un pub où j’eus grand plaisir à y trouver sept tireuses à bières différentes et des Ales anglaises.

Saint Aubin

La première nuit à bord se passa très bien. Ma cabine, que j’avais la chance d’occuper seul car une personne s’était désistée au dernier moment, était minuscule mais confortable et j’y dormis comme un bébé, bercé par les vaguelettes et leurs clapotis contre la coque.