Normandie et îles Anglo-Normandes, jour 7

Dépasser le phare de Corbière

Un ciel gris nous accueillit, perlé d’un peu de pluie. Nos matelots nous rassuraient, il y aurait un bon vent. Les prévisions météorologiques furent finalement un peu optimistes et le vent frappa plus fort que prévu. C’est une grosse mer qui nous reçut et qui, sans les paniquer outre mesure, étonna malgré tout nos marins.

Le bateau commença bien vite à giter beaucoup, s’y déplacer était un parcours du combattant alors que nos marins y bondissaient comme des chèvres. Chaque manœuvre était plus difficile : plus d’équilibre, toujours une main occupée pour se tenir et même rester en place était difficile. Penchez une banquette de 45°, il est tout de suite plus difficile d’y rester assis. Nos muscles travaillaient tout le temps, qu’on s’active ou non.

Phare de Corbière

Le vent était contre nous et nous devions à quelques reprises tirer des bords, c’est à dire changer de cap et adaptant la position des voiles. Le vent soufflait fort et la houle emplissait. Alors que nous tentions de dépasser le phare de Corbière, à l’ouest de l’île, l’agitation de la mer était à son comble. Le navire en pleine gite se levait et tombait, aucune régularité ne nous permettait de nous adapter. Heurté par les vagues, nous craignions à chaque choc de tomber, glissant alors d’un côté ou de l’autre du navire. Plusieurs embruns nous glacèrent alors que les cordages grinçaient, soumis à une tension incroyable.

Je pense n’avoir jamais eu aussi peur de ma vie. Ce n’était pas une crise d’angoisse, une terreur panique ou un affolement agité. J’éprouvais plutôt une sorte d’effroi profond en contemplant ces masses d’eaux arriver de toutes parts, ces vents qui vous jettent à terre et ce mouvement, tout le temps partout. J’étais assis – le mot est bien mal choisi : accroché à une drisse et calé aux cales pieds du pont – à regarder cette mer grise et j’étais réellement ébahi, au point que des larmes me venaient presque aux yeux. Il y avait pourtant tellement de beauté dans ce spectacle, la nature dans sa forme la plus pure qui se déchainait sous mes yeux… et ce n’était même pas l’ombre d’une tempête, juste une mer agitée. Si je devais trouver une comparaison, c’était un peu comme si je contemplais un orage mais que je volais dans les nuages noirs entre les éclairs sans pouvoir en sortir.

Deux seaux pour huit passagers

Du côté de l’équipage, si nous nous enchantions d’abord du spectacle, notre gaucherie s’intensifiait avec la houle. Plusieurs d’entre nous furent vites paralysés par le mal de mer ou la crainte simple de se déplacer. Si nous assistions normalement les marins dans les manœuvres, le nombre de personnes valides fondit rapidement. Une passagère finit bien vite la tête au fond du seau, qu’elle ne quitta plus du trajet, recroquevillée sur une banquette et accrochée à une poignée. Tour à tour, chaque passager commença à refuser les services demandés par nos marins, qui pouvaient avec une facilité déconcertante se passer de nous. Les deux seaux passèrent de mains en mains, vidés par nos matelots lorsqu’ils étaient disponibles. Tous craignaient une pénurie car dans ces conditions, se pencher par-dessus bord aurait été bien trop dangereux.

Ceux qui ne vomissaient pas étaient bien occupés à s’accrocher tant à leur déjeuner qu’aux prises pour tenter de rester en place. Au plus fort de la houle, Cédric sortit même plusieurs harnais pour attacher les passagers malades. J’éprouvais une certaine fierté à finir le seul avec la dame ayant déjà beaucoup navigué, à ne pas me faire harnacher au pont par nos marins, et mon petit déjeuné, s’il fut bien balloté, resta à sa place.

Habitués et sans doute un peu amusés par ce spectacle, nos marins dédramatisaient avec talent, blaguant de leur humour gras mais efficace sur l’aspect de nos déjeuners, nous remerciant au nom des poissons et ne manquant pas une allusions SM alors qu’ils harnachaient les passagers.

Île de Sark

Tous les passagers virent avec le plus grand soulagement s’approcher les côtes de notre destination, l’île de Sark. Dans un mouillage plutôt calme, certains d’entre nous dégustions avec délectation une soupe de poisson, du pain et du fromage. Les autres durent rester sur le pont, ne pouvant ni imaginer manger, ni rester à l’intérieur où l’air frais manque et où l’effet de la houle est décuplé. Je retrouvais avec une joie marquée la terre ferme. Même si j’avais mangé, j’éprouvais une nausée comme jamais, ma tête me faisait mal et j’étais souvent pris de violents vertiges… Je m’en sortais bien.

Nous débarquions dans un minuscule port de commerce et nous baladions dans l’île. Aucune voiture n’est tolérée sur Sark et à cette époque, sa centaine d’habitants et ses rares touristes lui donnaient une allure déserte. Le ciel gris rendait à ce tableau une ambiance écossaise et nous reprenions nos couleurs. En groupe nous faisions un petit tour sur l’île, admirant la nature et les falaises qui surplombent l’océan, traversant la coupée, un étroit passage qui relie Grand Sark et Petit Sark. Cette ballade fit un bien fou à tout le monde et nous terminions même au pub où les plus vaillants buvaient une pinte alors que les plus souffrants profitaient d’un coca ou d’un thé. Je découvrais que la bière est un formidable remède contre le mal de mer car les derniers symptômes passèrent alors que ma chope se vidait.

Île de Sark

Un homme de l’île, à l’allure de vieux loup de mer avec un beau sourire édenté, discuta quelques mots avec nous. Il s’étonna de voir certain d’entre nous boire du thé, disant que c’était pour le breakfast. Il préférait quant à lui un verre de vin, mot qu’il prononça en français avec un tel accent que trois personnes de notre groupe ne comprirent pas de quoi il parlait.

Vers Guernesey

Je regagnai le bord du Spirit avec une nette appréhension. La nausée ne me manquait pas et la sensation d’un sol stable sous mes pieds m’était depuis peu très chère. Comble du malheur pour certains, le mouillage choisi à Sark s’annonçait agité pour la nuit à cause du changement de vent. La houle se lèverait dans la soirée et nous accompagnerait toute la nuit, nous informèrent nos marins. Nous devions donc lever l’ancre pour trouver un autre mouillage du côté de Guernesey. Heureusement, la mer s’était bien calmée, le vent était tombé et cette courte fin de navigation s’annonçait bien plus tranquille. Au départ, je faisais exploser de rire le capitaine et lui disant que s’il ne fallait pas dire « jeter l’ancre » mais « mouiller », il ne fallait certainement pas dire « lever l’ancre », mais « sécher ».

Le vent ne permit pas de naviguer à la voile et nous terminions au moteur. Une lumière d’automne illuminait les côtes de Guernesey alors que nous approchions. Personne ne souffrit de mal de mer et c’est dans un silence contemplatif que nous atteignions notre mouillage, à côté du château Cornet que nous gagnions de nuit. Nous mangions à bord sans débarquer, n’apercevant de la ville que les lumières, et regagnions nos cabines bien vite pour sombrer dans un sommeil réparateur.

A bord