Svalbard, jour 5

Changement de camp

On plie le camp pour retourner à celui du premier jour. Le pliage des tentes, le remplissage des kayaks, la répartition de nos affaires est une affaire qui roule.

Le temps est sublime, je me baigne. L’eau est très froide, 8° environ selon le guide, mais ça fait du bien. Une baignade dans une mer arctique, je ne peux y voir autre chose qu’un genre de baptême, comme l’est chaque voyage.

Baignade en mer polaire

Il n’y a aucun vent, la marée est porteuse, le soleil radieux, le trajet en kayak se passe à merveille. J’embarque avec F., elle peine un peu à le diriger mais nous ramons bien.

En cours de route, nous nous arrêtons pour manger sur la plage et allons faire trois pas pour voir le squelette d’un ours. La tête est impressionnante. Je reste à espérer en voir un malgré la peur que suscite cet animal, et le danger qu’il représente.

Pour se débarrasser du sel sur sa combinaison de kayak, Jon se rince dans l’eau, flottant, tout gonflé. Amusés, nous suivons tous son exemple. L’étanchéité est parfaite, l’air contenu remonte et nous transforme en grosses bouées.

Après le repas, une grosse marée basse nous oblige à mettre les bottes et nous avancer de plusieurs dizaines de mètres dans l’eau pour faire la vaisselle au milieu d’un tapis d’algues. C’est F. qui s’y colle car elle prend le 1er tour de garde, aidée par deux bonnes âmes.

Vaisselle compliquée

Tour de garde – 00h45-2h45

Je prends le deuxième quart. F. me réveille et je me lève sans peine. Le soleil s’est caché, ou plutôt le camp est à l’ombre des moraines qui le bordent et un petit vent mordant s’est levé. Au moins, pas besoin de crème solaire cette nuit. Je monte sur les reliefs autour du camp pour trouver le soleil et me réchauffer, attentif, car la visibilité est limitée dans ce terrain. La marée remonte et un balai de sternes pêche encore sur la plage. Elles sont très amusantes à observer : vol stationnaire d’une précision parfaite, piqué dans l’eau où elles attrapent leur proie, puis remontée presque aussi vive pour s’éloigner de quelques coups d’aile. J’entends au loin les coups de tonnerre du glacier qui craque. Un gros nuage cotonneux glisse sur la montagne qui sépare les deux fjords où nous avons campés, doucement et majestueux, le recouvrant petit à petit. Les gardes qui me suivent risque d’être fraîches s’il s’installe.

Campement

J’espère apercevoir le renard polaire qui lui espère profiter de nos provisions, mais il reste invisible.

Je m’étonne un peu de la facilité avec laquelle je vis la rudesse de ce voyage. Quand F. me demandait comment je me sentais, je lui ai répondu que j’étais dans mon élément et c’est là réellement mon ressenti. J’échangerais avec un grand plaisir, même un soulagement, la douche chaude tant rêvée contre quelques jours de plus ici. La vie à la dure est juste, plus vraie, plus lente, plus sauvage, elle pousse dans d’autres extrêmes mais n’est pas forcément plus exigeante. L’introspection est favorisée, elle coupe tout réflexe du quotidien et permet une immersion dans le paysage de tout moment. Aucun toit ne permet ça. F. s’en sort très bien. Elle reste atteinte par les difficultés et l’inconfort mais affronte et va au bout. Je me demande comment serait ce voyage sans elle et une chose me vient immédiatement en tête : en tout cas pas mieux, sans doute moins beau.

Un bécasseau creuse à côté de moi dans les algues sèches, je vais me servir une tisane pour me réchauffer et remplir la gamelle au ruisseau.

Svalbard, jour 4

Alkhornet

Pas de kayak aujourd’hui, au bonheur de presque tout le monde. F. et moi n’avons pas eu de garde cette nuit, qui de ce fait fut délicieusement reposante.

Sous les nuages, nous partons à pied pour la corne d’Alkhornet en longeant la côte. Le paysage désertique s’étend sublime autour de nous, entre mer et coulées de pierres formant les falaises.

Après avoir dépassé la cabane des Sysselman, qui échangent jovialement avec nous quelques mots, nous arrivons dans la végétation : herbes verte, fleurs, petits arbres rampants de 2 cm maximum. C’est le guano des multitudes d’oiseaux nichant dans la corne qui amènent de la matière organique à terre et permettent à cette végétation de pousser. Le cri de ces oiseaux est comme un concert permanent de piaillement et de croassements. La corne nous surplombe et nous offre le loisir de les observer à la jumelle.

Alkhornet

J’aurais pensé que cette agitation de vie contrasterait avec le calme du reste de l’île, il n’en est rien. Une fois plongé dans ces paysages, on se rend vite compte que partout la vie bruisse. Elle est juste plus discrète, masquée par le vent ou éclipsée par le soleil permanent. Cette soudaine abondance ne jure pas avec le reste, c’est simplement un carrefour où se rencontrent plusieurs espèces.

Nous croisons des rennes. Ils ne sont pas farouches et s’approchent à quelques mètres alors que nous mangeons. Ces magnifiques animaux sont bien plus petits que ce qu’on croirait. C’est une espère spécifique à l’île. Leur pelage semble très doux et leurs gros yeux noirs adorables nous regardent. On entend leurs tendons claquer à chaque pas alors qu’ils nous contournent méfiants.

Les rennes du Svalbard

Cette balade magique est reposante, nous observons tranquillement le panorama et les animaux, nous imprégnant de ce qui nous entoure. C’est marcher que j’aime, qui me met le plus dans un état de découverte, d’ouverture et d’introspection.

De retour au camp, un joli soleil nous offre quelques rayons avant de se faire plus discret et passant sous les montagnes face au Fjord. Un courageux se baigne, un autre essaye mais s’arrête à la moitié, je passe mon tour.

Le morse repasse à la nage devant notre camp. Il nous a vu et fait le beau, sort la tête, met ses défenses à l’horizontale en faisant preuve d’une souplesse que je n’aurai pas imaginé, souffle et fait de gros bruits de pets. Si c’est un très beau spectacle, son comportement nous laisse un peu perplexe. Le guide, tout aussi déconcerté, nous dit amusé “ne me demandez pas d’explication, je n’en sais pas plus que vous”. Des oies au loin regagnent précipitamment la côte, un guillemot s’énerve, un renard en est la cause, je l’aperçois brièvement disparaître derrière un relief. Difficile d’aller se coucher, le spectacle est constant.

Morse en pleine parade

Svalbard, jour 3

Jour 3 – contre vent et marée

Virée en kayak au glacier, il y a beaucoup de vent, il fait plus froid et des nuages menacent au loin.

Je navigue avec A. aux commandes qui maîtrise très bien la conduite. Nous commençons par traverser le fjord, c’est long, difficile, décourageant. Le kayak a cet effet pervers de ne pas laisser mesurer immédiatement la progression. En vélo, chaque coup de pédale fait avancer de quelques mètres, la mer n’offre pas ce confort, brouillant les repères, on a l’impression de ne pas bouger. Après avoir traversé et longé un bout la côte, le guide annonce enfin une pause. On se scie les mains à sortir les embarcations de l’eau, conservant nos combinaisons humides et nous nous retrouvons très vite frigorifiés. Elles sont étanches, pas chaudes. F. est à bout. Avec M., elles nous racontent qu’en plein pagayage contre une bourrasque de vent, elles ont réalisés qu’elles faisaient du sur-place malgré tous leurs efforts.

Le guide nous emmène de quelques pas sur les terres pour nous montrer un cimetière de morses. Leurs gros ossements jonchent la côte, sans leurs défenses évidement. Ils sont là depuis bon nombre d’années, peut-être des vestiges de chasse où ils étaient tués pour leur graisse.

Nous devons repartir et Jon nous fait changer les équipages pour mieux répartir les forces. Nous retraversons le Fjord. J’ai l’impression que c’est plus dur, je suis peut-être juste plus fatigué. L’eau est agitée et des vagues nous éclaboussent sans cesse, rendant la progression plus difficile et le pagayage irrégulier. Nous prenons comme cap un sommet au fond du glacier mais ce n’est pas notre destination. Il nous faut compenser une marée descendante et le vent, l’impression de faire du sur place est terrible.

La pause repas arrive enfin. Comme d’habitude, nous sortons nos plats instantanés et les thermos. Dans un contexte normal, ça serait sans doute le repas le moins engageant possible, mais c’est ici un pur réconfort. Nous avons décroché à moitié nos combinaisons et avec remis nos doudounes, mangeant à l’abri du vent. On se réchauffe et reprenons des forces.

Je m’étonne de voir à quel point cette pause m’a redonné de l’énergie. Comble de soulagement, la mer est plus calme dans cette partie du Fjord et il y a moins de vent.

L’arrivée au glacier est sublime. On lutte un peu contre le courant lorsque le fjord se rétrécit pour déboucher dans un lac où flottent de gros blocs de glace surplombés par les hautes murailles bleue des glaciers qui se jettent dans l’eau. Nous accostons pour profiter du spectacle. Le sol est de pierres grises chaotiques et contraste avec le blanc bleuté qui s’étend. Quelques sternes nous survolent, nous jouons à escalader ces mini-icebergs, nous nous prenons en photo comme des explorateurs. Jon et H. sautent d’un bloc à l’autre sur la glace, au grand désespoir de sa mère. L’excitation est totale, le sentiment d’être au bout du monde à son comble. Le grand Nord.

Il ne fait pas chaud pour autant et nous retrouvons rapidement nos kayaks pour nous réchauffer. Le retour est rapide et bien plus facile. Nous nous laissons porter par le courant avec la délectation d’enfin avancer sans efforts. Le vent nous pousse et reste calme, j’ai un vif plaisir à pagayer. Des macareux et guillemots passent près de nous, s’envolent maladroitement à notre approche, ou disparaissent dans l’eau pour réapparaitre un peu plus loin. Jon et A. se font même attaquer par une nuée de sternes alors qu’il approche trop près d’un îlot où elles nichent. Notre guide s’en éloigne presque penaud et amusé avec une centaine d’oiseaux criards qui le survolent.

Nous sommes tous épuisés mais l’ambiance au repas du soir est hilare. Nous sortons le chocolat amené pour notre fête nationale, il a du succès, ainsi qu’un petit verre de mon whisky.

Déroulement d’une expédition en kayak

S’il y a des bagages à transporter, il faut commencer par charger le kayak. Il est impressionnant de voir à quel point on peut rentabiliser l’espace de ces petites embarcations. Caissons étanches à l’avant et à l’arrière qui remplissent une bonne partie de la coque vide ; aux pieds du passager avant (celui derrière doit avoir les jambes libres pour manœuvrer) ; derrière les sièges ; et enfin sur le kayak, bien arrimé dans des sacoches étanches à l’avant, arrière et milieu.

Il faut ensuite se glisser dans la combinaison. Celle-ci est parfaitement étanche avec des joints au niveau des poignets et du cou. En une pièce, elle couvre les pieds, encore insérés dans des chaussettes pour préserver les manchons. On s’arrache les cheveux en la mettant, mais la technique est vite acquise. Elle n’est pas chaude et on peut y entrer tout habillé.

Deux personnes peuvent ensuite porter le kayak jusqu’à l’eau s’il est vide, huit sont nécessaires s’il est plein, et avec peine. On le tient par les habitacles et les câbles d’assurage qui scient les mains. A marée basse, ce peut être une véritable souffrance.

Le passager arrière pousse l’embarcation et à l’eau ! Mais le plus dur reste à venir : mettre sa jupe. Désormais assis sur l’eau, sa pagaie en main, empêtré dans sa combinaison et son gilet de sauvetage, il faut tendre une jupe étanche. Celle-ci nous enserre le torse sous le gilet et doit être déployée autour de l’habitacle. Cela évite que l’eau n’envahisse l’intérieur étanche et nous permet de nous dégager facilement si nous nous retournons. La tension à mettre est énorme pour tendre le gros élastique autour de soi. Plus que le froid et l’eau, c’est cette jupe qui aura provoqué le plus de jurons durant ce voyage. Pendant que l’un met sa jupe, l’autre doit maintenir le kayak en place pour éviter de dériver trop loin du groupe et rester face au vent.

Hormis en cas de vent ou de vagues, la navigation est aisée. Le pagayage, un peu technique au début, est vite maitrisé. Celui qui tient le gouvernail à l’arrière, grâce à des pédales à ses pieds, doit prendre en compte une inertie parfois difficile à évaluer, menant à quelques zigzagues et collisions.

Fanny en Kayak

Et rebelotte, à l’arrivée, vider les kayaks, les mettre à terre en prévoyant la marée, enlever les combinaisons…

Cette activité aura été paradoxalement une grosse contrainte et une belle découverte dans ce voyage. Parfois lourde et pénible, froide, humide, elle permet pourtant une étonnante liberté et un angle tout différent de la marche. Il est évident qu’une côte n’a pas le même visage si on la voit de loin ou si on marche dessus, mais la vie de la mer prend son ampleur lorsqu’on en fait partie. Le kayak m’évoque un peu le vélo, la même plénitude et la même frustration liée au sentiment d’être loin de ce que je veux voir, de ce à quoi je prends part. Je reste bel et bien un randonneur, malgré tout le plaisir et l’émerveillement que m’auront apportées ces frêles embarcations.

Svalbard, jour 2

Rencontre des habitants du Svalbard

Nous changerons deux fois de camps, aujourd’hui est la première. Dès le petit déjeuné avalé, nous plions les tentes, rempaquetons nos affaires et chargeons les kayaks. Chaque espace doit être rentabilisé, tous les coins de nos embarcations, chaque affaire placée stratégiquement au mieux de sa forme et de son usage : ce qui ne craint pas l’eau va dans les habitacles, les tentes que nous avons pris soins de plier de manière à ce qu’elles forment un cône se glissent aux pointes et les sacoches étanches sont réparties, équilibrée et harnachées sur le dessus. Au final, on met au moins autant de chose dans un kayak que dans un coffre de voiture. A onze heures trente, tout est prêt et nous embarquons.

Nous longeons la côte en direction de l’Isfjord et du dégagement. Nous contournerons la pointe et traverserons un petit fjord en direction de Alkhornet pour bivouaquer non loin. Ces quelques heures de kayak sont sublimes, la côte belle et variée, remplie d’oiseaux de mer qui nous escortent sur le trajet. J., mon coéquipier de la journée, se moque de mes compétences de navigation car nous zigzaguons pas mal, mais quelques passages sans accrocs entre des récifs me laissent penser que je ne m’en sors pas si mal.

Peu avant d’arriver, nous tombons sur un morse qui se dore au soleil sur la plage. Nous débarquons pour l’observer sans le déranger. C’est une créature immense. Il dort couché sur le flanc, agitant parfois ses pattes/nageoires, totalement désintéressé de nous, un filet de bave au lèvre dans un sommeil bienheureux.

Nous arrivons au second camp bien fatigués et le montage est difficile. Cette vie en itinérance n’offre que peu de moments de repos. Sans que ce rythme me dérange, j’y trouve une grande détente et une application salutaire.

En allant chercher de l’eau au ruisseau non loin du camp, des oiseaux nous attaquent. Dos au soleil, descente piquée sur nous pour nous éloigner du nid. Plus tard dans la soirée, des baleines passent dans le fjord devant notre camp, elles chassent et nous pouvons les observer à loisir. Leurs nageoires sortent dans un roulement gracieux, parfois surplombant une grande bosse et accompagnée à intervalles régulier d’un jet d’eau sonore lorsqu’elles plongent. Un nuage d’oiseau les surplombe, suivant le même banc de poissons qu’elles.

Baleine

Tour de garde – 2h30 à 4h30

F. termine sa garde et me réveille. C’est difficile de s’extraire, le sommeil était profond et réparateur, le sac douillet et il fait froid. Je sors en grelotant et prend le pistolet d’alerte.

Je commence par remplir quelques casseroles d’eau claire à la rivière pour me réchauffer, elles serviront au thé et au café du déjeuner et remplirons nos thermos d’eau chaude pour le repas de midi. Sur le chemin du retour, des oiseaux m’attaquent en criant rageusement, leur nid n’est pas loin. Je me sers finalement un thé au thermos encore chaud. Le soleil rase les crêtes sur l’autre rive du fjord, une brume flotte sur le dégagement de mer sans le couvrir, il n’y a que le bruit des vagues et des oiseaux. Je m’extasie de la beauté de l’endroit, de ce calme et de cette paix. Il est difficile de réaliser : sous un soleil de deux heures du matin, je monte la garde en cas d’arrivée d’un ours, assis sur une chaise bricolée en ossements de baleine, dans l’endroit sans doute le plus au nord où je n’irai jamais. Je suis emmitouflé dans polaire, doudoune, écharpe et coiffé d’un bonnet de laine, j’écris avec des gants, en plein mois de juillet et je viens de mettre de la crème solaire. Des rorquals passent pendant que j’écris ces lignes, je les entends sans les voir à cause du reflet du soleil dans l’eau, quelques oies sauvages se reposent sur la plage. Je ressens quelque chose d’indéfinissable, d’admiration, d’humilité et de reconnaissance.

Les oiseaux près du ruisseau s’énervent. Je ne vois pas l’intrus, caché derrière un relief, mais ça n’a rien de rassurant. Ils se calment finalement, sans doute un renard. Et l’heure avance, je vais passer la garde, rejoindre mon sac et finir ma nuit.

Svalbard, jour 1

Mise à l’eau

Lever groguis et nauséeux. Je prends une rapide douche, la dernière avant longtemps, pour me débarrasser des miasmes du voyage. Au moins, la crasse à venir sera la mienne.

Nous remplissons nos sacs étanches : 60 litres à partager pour deux ainsi qu’un sac de 30 litres chacun. Certains trouvent que c’est peu mais les nôtres sont à moitié vides. Nos habitudes de trek rendent l’opération plus facile et efficace. Il est en revanche très déstabilisant de laisser derrière nous le contenu habituel de nos poches : clefs, argent et passeport, les artéfacts de la civilisation inutiles lorsqu’il n’y a d’autres humains que nous.

Départ en bateau à neuf heures pour une traversée de l’Isfjord. C’est un gros bateau de ligne, utilitaire qui détonne avec les ferrys dont nous avons l’habitude. Il est certes destiné aux touristes mais pas un tourisme immobile et répétitif, il peut s’adapter à des besoins aussi divers que ces paysages peuvent l’exiger. Un guide à bord nous raconte un peu l’histoire du Svalbard, son importance dans les routes commerciales qui s’ouvrent avec la fonte des glaces, des conflits pour savoir qui sont les premiers à avoir occupé l’archipel (vikings, pomors et néerlandais). Nous profitons du paysage et de la mer, observons les oiseaux depuis la cabine du capitaine et espérons distinguer une baleine entre les vagues. Tout est matière à découverte, le trajet d’un peu plus de deux heures passe bien vite.

Branle-bas de combat lorsque le guide nous prévient de notre arrivée. Il nous faut charger le zodiaque de toutes nos affaires, être efficace et ne pas mélanger ni oublier les sacs. Deux allers-retours suffisent pour nous débarquer et rembarquer l’équipe déjà sur place. Ils sont resplendissants et sales, ravis de leur séjour.

Nous commençons par monter les tentes. Je constate avec plaisir que nous avons du super matériel, de bonnes tentes et un tipi pour manger tous ensemble à l’abri. Le camp est situé dans une tranchée sablonneuse, entre la moraine, la mer et la toundra. Autour de nous, des sommets pierreux et désolés, des étendues vides et quelques veines vertes où pousse un peu de végétation. Nous n’avons pas beaucoup de dégagement sur les terres, mais un abri contre le vent. Au beau milieu des tentes, dans une large flaque de marée, nous pouvons encore voir quelques gigantesques traces de pattes d’un ours blanc passé dans le camp un jour plus tôt. Elle est bien plus longue que mon pied et au moins trois fois plus large.

Svalbard - trace d'ours

Nous découvrons gentiment la vie du camp. Les repas seront majoritairement du lyophilisé agrémentés de boîtes et de quelques légumes et fruits frais ou sucreries. A midi purée les jours pairs, nouilles les jours impairs, pour garder la notion du temps, avec une soupe en sachet, un pain pour la journée et du pâté ou du poisson. Ça ne va pas être gastro mais tout passe très bien.

Un point que nous attendons tous concerne les tours de garde. Le pistolet lance fusée sert à effrayer l’ours, il est toujours disponible au camp. S’il ne l’est pas, c’est que quelqu’un manque (comprendre “aux toilettes” car interdiction de s’éloigner pour autre chose). On apprend à le manipuler, ouvrir, charger, armer, tirer (à blanc), désarmer, décharger. Le guide, lui, a un fusil pour les cas extrêmes. Ça arrive quelques fois chaque année qu’un ours soit abattu dans la région, lorsqu’il est trop agressif, mais très rarement par les voyageurs.

Les expéditions aux toilettes sont particulièrement spectaculaires : le gros pistolet dans une main, le rouleau de PQ dans l’autre, avec toujours cette petite crainte de voir l’ours surgir alors qu’on est à ses affaires.

Première virée en kayak, nous revêtons nos combinaisons étanches et embarquons en direction du glacier au fond du Fjord. Ce n’est pas si aisé à naviguer. Ramer demande un minimum de concentration ainsi que manœuvrer, mais nous prenons vite le pli. Je ressens un immense sentiment de plénitude à me sentir briser les flots dans ce silence et cette désolation. Le kayak ne nous épargne pas un constant contact avec l’eau et je sens la mer avec une intensité délicieuse. Des morceaux de glace tirés par la marée descendante viennent et flottent à nous, raclant les coques de nos minuscules embarcations.

Arrivés près du glacier, nous sommes tous scotchés en admiration. Nous flottons à 78°N, des oiseaux polaires volent au-dessus de nous, mouettes, pingouins, sternes. L’immense falaise de glace face à nous craque, parfois de gros blocs s’en détachent et tombent dans un bruit de tonnerre. Un vent polaire me caresse le visage, je réalise petit à petit que je suis au bout du monde.

Glacier

Svalbard, arrivée

Arrivée sur l’île

La canicule fait encore suer à Oslo lorsque nous nous changeons à l’aéroport, au dernier moment, pour mettre nos vêtements chauds. C’est sans doute la première fois que j’apprécie l’abus de climatisation. Nous quittons le long couché de soleil pour le rattraper dans le ciel, il ne nous quittera plus pour toute la durée de notre séjour.

Après trois heures au-dessus d’une mer de brouillard, le pilote annonce l’atterrissage. Nous descendons lentement, les couches cotonneuses se succèdent, nous sommes collés au hublot. Puis soudain, le Svalbard se dévoile. De longues crêtes brunes grises et parfois verdâtres grattent les nuages. C’est un désert que nous survolons, aucun signe de végétation et seulement quelques rares et discrètes marques d’une présence humaine. C’est puissant et terrifiant, en rien comparable à ce que j’avais déjà vu. Nous longeons les reliefs durant plusieurs minutes, descendons entre ces montagnes pour finalement nous poser sans prévenir au milieu de rien.

Le froid nous pique le visage lorsque nous sortons de l’avions à une heure du matin, la lumière blanche nous éblouit, je me sens comme en plein décalage horaire. L’aéroport est minuscule et nous retrouvons rapidement notre guide, Jon, et le reste du groupe. Après le petit moment de suspense pour voir si nos bagages nous ont bien suivis, nous prenons un bus qui nous emmène à notre hôtel.

Nous traversons Longyearbyen, petite ville dans une vallée grise, bordée de falaises grises et de l’eau grise de l’Isfjord, sous un ciel gris et bas. Les seules couleurs viennent des maisons utilitaires et sans charme agencées comme dans un grand chantier.

Nous logerons pour cette nuit à l’hôtel des mineurs, situé en bordure de la ville sous une mine désaffectée. Plusieurs baraquements la composent et offrent un confort rudimentaire, un peu comme une cabane de montagne. Au-dessus sur la falaise rocailleuse, un vestige de l’entrée d’une mine marque l’endroit de son histoire. Le guide nous réunit à 2 heures du matin dans une petite salle à manger et nous fait un rapide topo : le bateau de ligne qui nous déposera à notre premier camp part à neuf heure. Il nous faut encore essayer nos combinaisons de kayak et nos bottes, récupérer tout le matériel de navigation et répartir nos affaires personnelles dans des sacs étanches.

Arrivée à Longyearbyen

Nous terminons à quatre heures dans notre chambre, bien fatigués et pourtant surexcités, un peu stressés, en plein jour, à aller nous coucher pour quelques heures. Je crains à raison que la “nuit” ne soit pas très réparatrice.

Alors que j’essaye de m’endormir, avec sur la rétine encore imprimés ces paysages de grand nord, s’impose à mon esprit une phrase sans doute lue dans un livre “c’est une terre oubliée de dieu”. Pourtant, la beauté est là, éblouissante et hostile en toute majesté.

Normandie et îles Anglo-Normandes, jour 11

Retour de Granville

Spirit of Conrad au port
Le Spirit of Conrad, à quai dans le port de Granville

Je discutai un bon moment avec mon hôtesse, femme très sympathique qui fut curieuse de connaître mon récit. Elle me narra un peu ses aventures. Femme de marin, elle avait beaucoup navigué sans s’y trouver de passion. Elle me parla de son expérience d’une tempête dans les Antilles où elle pleurait de terreur en se faisant balloter par une tempête tropicale, et le lendemain, couverte de bleus des chocs sur la coque.

J’allai ensuite voir le marché où s’étalaient crabes, homards et plus de fruits de mers et de coquillages que je n’en connaissais. J’y achetai le nécessaire, des andouillettes, du camembert qui devait enfumer le TGV et du cidre. Alors que je parcourais les rues je tombai sur Pierre, le capitaine, avec qui j’allai boire un café. Je lui fit part de mes réflexions sur la mer et la navigation. Il me parla un peu de cette addiction à la mer. « Quand on grandit depuis petit là-dedans, on est baisé » me dit-il en un mot. Il avait essayé de s’en éloigner sans parvenir à être heureux dans autre chose.

Il eut un sourire entendu pendant que je lui racontais mon séjour qui avait précédé l’embarquement, entre le Mont-Saint-Michel et Granville. Lorsqu’on parle de voyage en solitaire, un marin ne prend pas d’air étonné, il acquiesce en comprenant. Il réitéra sa proposition de me reprendre à son bord en me parlant des convoyages. Bien loin d’une croisière de plaisance, il s’agit de prendre une part active à la vie du bord, sous la tutelle d’un marin professionnel et d’être véritablement un équipier. Tenir ses quarts, être corvéable, choisir un itinéraire pour tenir un programme dans le but d’amener le navire à sa destination. Il s’agissait selon lui de l’expérience la plus proche qu’un « touriste » puisse faire de la vie de bord telle qu’elle est dans la marine marchande. Il me conseilla de m’amariner un peu avant cela, mais me dit – et j’en fus flatté – qu’il ne le proposait pas à n’importe qui, qu’il décourageait même bien des gens, mais qu’il était persuadé que j’y trouverais mon bonheur, et lui une personne fiable.

Je regagnai ensuite la gare et rentrait sans encombre à Genève, plongé encore un peu par l’écriture de ce journal dans cet étonnant voyage.

Pour plus d’informations sur le voyage dans les Îles Anglo-Normandes à bord du Spirit of Conrad, voir le site de Pierre et Cédric.

Normandie et îles Anglo-Normandes, jour 10

Chausey et retour à Granville

L’archipel de Chausey

Nous quittions Jersey en matinée pour regagner Granville en passant par l’archipel de Chausey. Un vent faible contre nous, il nous fallait tirer des bords et naviguer en près serré. Un grand soleil nous accompagnait et une véritable chaleur d’été nous permit de rester sans veste une bonne partie de la journée. La mer calme, nous pouvions profiter de tout le pont lorsqu’il n’y avait aucune manœuvre.

Des dauphins vinrent jouer autour du Spirit pendant quelques minutes, une mère et un jeune fils. Le spectacle était incroyablement gracieux. Sous nos yeux admiratifs, tous excités comme des enfants, nous regardions ces deux animaux sauter hors de l’eau, passer sous la coque et nous quitter après un petit moment. Puis au loin, nous en vîmes plusieurs en chasse dont l’un fit un salto hors de l’eau. Outre les dauphins, nous voyions des fous de bassans en chasse et quelques pingouins flotter autour du navire à une distance respectueuse.

Dauphins

Arrivés dans l’archipel, le capitaine enclencha le moteur. Pas question de tirer des bords dans cette zone minée de hauts fonts et de rochers immergés. Il nous montra la carte maritime. L’ile habitée et constamment hors de l’eau fait deux kilomètres sur un, pourtant l’île à marée basse lors de grands coefficients de marée fait environ la même taille que Jersey. Il s’y trouve le troisième plus grand marnage du monde, 13,50 mètres. Cela veut dire qu’en cas de grandes marées, le niveau de la mer descend de 13 mètres, environs 5 centimètres par minute au moment le plus rapide. Nombreux sont les navires qui y sont restés échoués, et nombreux sont les écueils dans de telles eaux où le paysage peut changer du tout au tout en quelques minutes. Nous voyions là toute la dextérité et le savoir de nos marins, leur connaissance des lieux, des rochers, leurs repères faits de perches et de cailloux et une concertation sans faille pour nous faire traverser.

Chausey

Contagieux réflexe

Les marins ont une curieuse manie. Lorsque monte la houle et que le navire gite, que le vent claque ou qu’une situation se penche sur la pente d’une possible dégénération, ils s’exclament « Youhou ». J’en vis plusieurs avoir ce réflexe, que ce soit un cri du cœur exalté, ou un chuchotement pour soi-même, comme un mantra. Une vague plus haute que les autres « youhou », une voile bloquée dans un gréement, « youhou », un embrun glacial, « youhou », un verre qui manque se renverser, « youhou ».

Le marin est superstitieux. On ne parle ni de requin ni de mât cassé en mer, seulement à terre. Ainsi, ce « youhou » serait-il une façon de conjurer le sort ? Plutôt que d’attirer le mauvais œil, on manifeste son optimisme pour intéresser le bon ?

Au revoir, Spirit of Conrad

Arrivés au port de Granville, nous buvions une bière ensemble et nous quittions après un mot dans le livre d’or. Pierre me parla un peu des autres voyages qu’il proposait. L’idée de renouveler l’expérience de manière plus ambitieuse avait déjà commencé à poindre quelques jours avant, et il m’y encouragea. Je pense qu’il avait perçu mon intérêt et mon plaisir et c’est avec une sympathie sincère qu’il m’encouragea à revenir à son bord si l’envie de naviguer me reprenait.
Je regagnais le logis du roc où je retrouvais la femme du skipper de la Grandvillaise. Je m’y reposais un moment et allais manger en ville. Aux petits oignons, je commandais des boulots, pensant qu’il s’agissait de crabe – je confondais avec tourteaux – et me retrouvai devant une pleine platée d’énormes escargots de mer. J’eus bien du mal à entamer et venir à bout de ces caoutchouqueux animaux mais trouvais malgré leur aspect mon repas bon.

J’allai finalement me promener au pied du phare, là où le roc surplombe la mer, m’imprégner encore un peu de ce vent iodé, des vagues, du ballet des phares au-dessus de moi comme au loin et des lumières de la nuit sur l’océan. Le ciel étoilé comme lieu de contemplation, je me retrouvais tout à mes pensées. Quelle claque avait été ce voyage ! J’avais mis un pied, un seul, dans un univers aussi exotique qu’une autre culture, un monde aussi beau et attirant qu’effrayant. J’étais curieux d’en voir plus, et craintif à la fois, fasciné et ébloui mais réticent. Je n’étais jamais rentré d’un voyage dans un était aussi contradictoire. Je pense que je touchais d’un doigt l’ambiguïté que vivent ceux qui vivent avec la mer, cette relation avec une bien cruelle amante qu’ils considèrent avec respect, amour et haine à la fois, drogue dont ils ne peuvent se passer.

Normandie et îles Anglo-Normandes, jour 9

Navigation, tirer des bords

Nous quittions Herm à neuf heures avec la marée pour rejoindre à nouveau Jersey. Le trajet serait long et le vent de face difficile nous prévinrent les marins. La houle était pourtant bien raisonnable et nous nous amarinions un peu, rendant la vie à bord plus facile. Nous devions contourner Jersey par la face ouest, comme à l’aller, pour gagner le port de Saint Helier avant 15h30. Personne n’avait rendez-vous, mais c’était l’heure où la marée ferait changer drastiquement le courant, l’inversant et nous ferait simplement rebrousser chemin si nous n’étions pas à l’abri à temps. Si nous possédions un moteur et que le coefficient de marée n’était pas suffisant pour véritablement nous obliger à repartir, je n’ose imaginer la frustration de tous ces marins qui perdirent, et qui perdent encore souvent, des heures d’effort et de manœuvre ainsi.

Cette journée fut donc dédiée à la navigation. Nous commencions à entrevoir quelques techniques, dont le changement de bord, et plusieurs passagers, dont moi, prirent une part active à toutes les manœuvres de la journée. Hissez la grande voile, et que se tendent les drisses, et que moulinent les winchs ! Quel bonheur de faire partie de l’équipage et de n’être pas qu’un simple passager. Effectuer une manœuvre est un travail collaboratif, guidé d’une main de fer par un capitaine à la barre, attentif et sévère, mais qui procure un plaisir inouï. Enrouler la trinquette, rentrer le yankee, virer de bord, hisser les voiles, ramener les bastaques, furent bientôt une machine bien huilée à nos yeux de néophytes.

Spirit of Conrad, pont
Avant pont du Spirit of Conrad, le Yankee et la trinquette sont hissées

Nous apprenions également à barrer. Allant contre le vent, navigant à près serré – soit au plus près du vent – il s’agissait de conserver un cap à une trentaine de degrés du vent. Cela implique une concentration constante. Le vent change, la houle déstabilise et le courant déporte. L’inertie du navire est aussi à prendre en compte car tout mouvement de barre met quelques secondes à faire effet, et nombreux sont ceux qui se seront retrouvés face au vent de n’avoir su gérer cela. J’y trouvais quant à moi un immense plaisir. Tenir cet énorme navire d’une main ferme, un œil sur l’horizon, sur la mer et ses obstacles – principalement des bouées de pêche – et l’autre sur les instruments de mesure du vent et de la vitesse pour ne pas perdre ni cap ni nœuds. Je jouissais de ce moment avec une délectation qui amusa mes compagnons.

Jersey, port de Saint Helier

Nous arrivions à temps et sans avoir recours au moteur. Il y avait eu plus de vent que prévu et le capitaine décidait de mouiller au port pour nous laisser la liberté de débarquer à loisir sans avoir recours à la navette. Nous parcourions cette ville bien plus moderne et bien moins intéressante que les précédentes. Alors que les autres îles nous transportaient dans un autre monde ou une autre époque, j’avais ici l’impression de me retrouver en pleine rue commerciale de n’importe que ville riche et de taille modeste. Les boutiques de luxe s’étalaient dans un centre piéton agréable mais dénué de charme et peu d’endroits méritaient qu’on s’y attarde. On me dit que le reste de l’île valait la peine mais nous n’avions pas le temps de prendre le bus. Nous revenions finalement assez vite au port pour nous doucher et regagner le Spirit.

Entrée du port de Saint Helier

Entrée du port de Saint Helier

J’y retrouvai La Grandvillaise, le navire dont mon hôte à Granville était skipper, amarré à côté du Spirit. Superbe gréement reconstitué d’un navire typique de la baie du Mont-Saint-Michel au XIXe siècle. On nous permit de le visiter et de constater un confort bien plus rustique que notre navire. Tout en bois, les poulies anciennes et les cordages également, il y avait une grande beauté dans ce bâtiment. Notre guide, un des matelots, qui semblait avoir déjà bien profité du ponch servi en apéro à leur bord, nous expliqua en une phrase qu’il s’agissait d’un bateau typique du XIXe siècle et qui draguait les huîtres dans la baie de Saint-Michel pour Louis XIV. Étonnés et polis, aucun de nous ne dit mot, mais cela lui valut bien des moqueries lorsque nous revenions à bord. Il semble qu’il existe une certaine animosité entre différents types de marins. Marins professionnels, amateurs, pêcheurs, plaisanciers, militaires… et même un peu entre équipages.

Nous sortions ensuite au pub. Cédric nous emmena au Lamplighter, un pub délicieusement décoré à l’ancienne. Des sous-bocks de milliers de brasseries décoraient le plafond alors qu’une pluie de houblon séché surplombait un bar tout de bois. Une bonne douzaine de tireuses, dont plusieurs à l’anglaise, proposaient bières et cidres et une ardoise énorme listait une quantité affolante de whisky. Nous restions pourtant raisonnables, bien fatigués par nos manœuvres.