Journal – avril 2022

Vendredi 1

J’ai regardé les étoiles tourbillonnantes avec gratitude, orgueil et tristesse, comme seul peut le faire un homme qui a survécu à sa destinée pour s’apercevoir qu’il peut encore s’en forger une autre.

Roger Zelazny, l’île des morts

Je tombe sur ce passage que j’avais griffonné dans un coin de cahier. Je n’ai pas retenu grand-chose de ce livre, si ce n’est que c’était un petit roman exigeant et que mes dispositions du moment ne m’avaient pas laissé le loisir d’en profiter. Aussitôt terminé, il avait regagné ma pile à lire pour le reprendre un jour. Je me souviens pourtant de cette phrase, de l’instant précis de sa lecture. Elle résonne à nouveau, et me ramène au personnage de Lawrence que j’avais cru oublier. Son attitude détachée, résignée et néanmoins combative me trouble des années en retard. Surprenant comme la mémoire peut se manifester, sans crier gare, comme un bug, ou un message de l’inconscient ?

Mercredi 6

L’écoute d’un podcast de Charles Pépin – encore lui – me permet de mettre le doigt sur une mouvance qui me dérange presque systématiquement dans divers propos de développement personnel.
Il compare les perspectives essentialiste et existentialistes dans la perception que nous pouvons avoir de nous-mêmes.

Beaucoup des discours de développement personnel ou spirituel apportent cette idée que nous sommes des êtres de lumière, emplis d’amour inconditionnel, une divinité sacrée. Cette dynamique que j’associe à l’essentialisme tel que le décrit Pépin peut amener à nier une part de soi. Un absolu positivisme difficile à concilier avec des parties moins confortables de notre être. Comment appréhender les erreurs, la honte, la colère ou encore les désirs inavouables et la mesquinerie, sans entacher cette perfection divine ? Là où le développement personnel serait censé encourager à mieux nous connaître, il se perd parfois en un outil pour cacher la crasse sous le tapis. Ce n’est d’ailleurs pas sans me rappeler le discours chrétien souvent entendu que les “mauvaises pensées” seraient le fruit de démons, forcément un élément extérieur à la pureté évidente du croyant.

L’existentialisme intègrerait plus sereinement ces parts d’ombre : elles existent, j’en ai conscience, mais elles ne me définissent pas. Le terrain me semble encourager un rapport honnête à soi qui invite à progresser plutôt qu’à nier (même si l’écueil inverse existe). Un regard bienveillant, mais lucide, voire même sévère, n’est pas inconciliable. Il permet d’être exigeant envers soi-même.

Je disais dernièrement que la philosophie m’apportait en ce moment tout ce que j’avais toujours recherché dans le développement personnel. Cette après-midi de réflexion autour de l’existentialisme en est une jolie illustration.

Jeudi 7

En me documentant un peu plus sur l’essentialisme et l’existentialisme, je repense à une discussion que j’avais eue avec un érudit lorsque je travaillais dans un institut dix-huitiémiste. Il avait dit au gamin de 17 ans que j’étais, autour d’un café et le plus naturellement du monde, que j’étais somme tout très kierkegaardien. Quatorze ans plus tard, je crois que je commence discerner ce qu’il entendait par là.

Dimanche 10

La Fouly

Après quelques sorties à ski, je termine ma première saison depuis des années dans une petite station. Quatre pistes concentrées sur un domaine modeste, des remontées lentes, une humeur rayonnante de la dame qui nous vend les forfaits et pas un chat. Je prends mon pied.

J’éprouve généralement un malaise à chaque virée. L’impression de dénaturer la montagne, de me mêler à une foule grotesque et égoïste. Je skie avec plaisir, mais frustré de voir des radios cracher une techno de mauvais goût à la face des sommets, scandalisé par l’attitude d’autres skieurs, leur irrespect, écœuré par l’armée de canons à neige qui assure des pistes parfaite, de ratraques qui passent la nuit à la damer dans un gros bruit de moteurs et le balai des gyrophares. Si cette petite station n’est certainement pas exemplaire en tous points, elle s’insère néanmoins dans son environnement. Les descentes serpentent entre les forêts, l’ambiance est calme, presque pudique. Je repars sans ce sentiment coupable.

J’ai de la peine à croire en l’efficacité du boycott, mais le pratique pourtant. Pas vraiment à dessin politique, mais parce que consommer en accord avec certains principes (ou avec le moins de compromis possible) aboutit souvent à un gain considérable de bien-être. Ça n’a peut-être que peu d’impact sur le monde, ça en a pour moi. L’an prochain, je saurai où aller skier.

Vendredi 15

Virée dans le Jura français. Nous faisons une randonnée dans le Cirque du Fer à Cheval, splendide. Ma compagne est émerveillée par la féérie qui se dégage de la cascade des Tufs et de la reculée, que j’ai le plaisir de redécouvrir débarrassée du monde et du cortège de voitures.

Cirque du Fer à Cheval

De retour à Arbois, discutant avec une vendeuse de vin, nous apprenons que le site est menacé par le tourisme, que les habitants veulent tout simplement en refuser l’accès pour le préserver. Des kilos de déchets auraient été sortis de la rivière après les vacances d’été passé, des dégâts dus aux baignades (pourtant interdites comme le signalent de nombreux panneaux) dégraderaient le lieu à vu d’œil. Des espèces de poissons auraient déjà disparu, bientôt l’équilibre fragile qui donne à ces formations géologiques toute leur beauté.

Les Tufs

J’en sors avec cette question : le tourisme est-il conciliable avec la préservation d’un lieu ? Est-ce la masse qui le détruit, ou l’irrespect de quelques-uns ?

Samedi 16

Randonnée autour du Cirque de Baume, et soirée dans le superbe village de Château Chalon.

Château Chalon

Le vignoble de Château Chalon

Dimanche 17

Vignoble de Pupillin

Dernière journée dans le Jura et final en beauté. Après une petite promenade dans le vignoble de Pupillin, les caves ouvertes de la Fruitière Vinicole nous permettent de découvrir leurs vins directement au domaine. Après le soleil et les vignes, le grand oeuvre opéré par le travail des vignerons. Mon coup de coeur pour les vins de cette région ne faiblit pas.

Cave, Pupillin

Lundi 18

Sonchaux

Lundi 25

Relecture du poème de Rudyard Kipling, If, que je continue à trouver superbe. Me revient une critique que je lisais il y a longtemps à propos de ce texte, extrêmement virulente. Le postulat en résumé était que sous des exigences irréalistes et écrasantes présentées comme condition pour devenir homme, le père refusait au fils ce statut. Ce poème se limiterait à une injonction idéaliste, fallacieuse et castratrice. Cette lecture m’avait mis dans une colère folle, signe qu’elle touchait au moins un peu juste.

À la lumière de ce qu’évoquait Charles Pépin à propos de l’essentialisme, je peux la percevoir différemment. Me faisait réagir la proposition qu’un idéal est forcément hypocrite. Se complaire dans la médiocrité, et au diable toutes valeurs, n’est pas vraiment une alternative enviable. Deux visions essentialistes qui s’opposent, la mienne refusant de rejeter l’idéal, et celle de la critique refusant l’hypocrisie. Pépin parle avec justesse de rigidité.

Rester réaliste et se défendre de l’absolu permet d’éviter deux écueils sur l’idéal : croire l’atteindre et s’exposer à l’orgueil et au mensonge ; ou au contraire son abandon complet, car utopique. Reconnaitre et identifier l’idéal n’empêche pas d’y voir un cap. Il est certes hors de portée, mais donne un formidable repère pour choisir sa route. La vraie difficulté pour moi est de savoir mêler exigences et bienveillance.

jeudi 28

La lecture de cet article de Blog de Ploum, sur l’arnaque des réseaux sociaux comme plateforme publicitaire, me fait me demander quel intérêt ils représentent pour moi. En ont-ils vraiment un ? Parfois bien malgré moi, je suis un gros consommateur de ces plateformes, même si je n’y publie presque rien.

Ils m’enrichissent à l’occasion de découvertes heureuses : un artiste, un artisan, un évènement. Mais là aussi c’est une imposture, des miettes balancées pour me donner l’illusion qu’on me nourrit. M’abonner à la Salamande étend bien plus mes horizons que tous les naturalistes que je suis sur les réseaux, tout en étant bien plus exigeant. Même constat pour les blogs qui sont toujours le fruit de plus de réflexions que les Threads Twitter de leurs auteurs. S’attarder sur une création, la sélectionner parmi tant d’essais ne peut en rien être comparable à un flux à alimenter constamment, qui refuse de surcroit tout développement. Resterait la sérendipité dont ces outils se targuent, mais là encore, elle me semble plus riches dans le monde non virtuel que lorsqu’elle est détournée par les algorithme, directement influencé par une dynamique publicitaire.

Il y a l’aspect de loisir, ce petit moment où je n’ai rien envie de faire, juste me détendre et mettre le cerveau en pause. Instagram se glisse à merveille dans la brèche. Pourtant, dessiner me procure le même abandon en étant moins abrutissant.

Je compte sur LinkedIn pour être un CV en ligne convaincant. Mes années de travail dans l’enseignement de l’e-réputation ont fait leur œuvre, je soigne ma présence web. J’ai inséré un lien vers mon site sur ma page Instagram, je pense que personne n’a jamais cliqué dessus. Si mon blog était plus vivant, je supprimerais sans hésitation toute autre présence en ligne. Mais quand je publie un mois de journal, mes lecteurs se comptent sans doute sur les doigts d’une seule main. Sur Instagram, des gens voient passer une photo prise en deux secondes. L’envie d’être regardé, le besoin de reconnaissance, de montrer moi aussi à quel point ma vie est cool, comme je suis intéressant… les réseaux sociaux peuvent nourrir cela alors qu’un blog silencieux apporte à ce niveau essentiellement de la frustration. Je devrais m’en foutre, écrire sur ce blog engendre une réflexion personnelle qui le justifie, et conduit souvent à des discussions riches avec la poignée de lecteurs. Une vue sur Instagram, aussitôt oublié, ne m’a jamais rien fait que flatter un égo artificiel.

Reste cette petite perversité de pouvoir observer les autres, guigner dans le trou de la serrure. Se sentir proche des gens qu’on a perdus de vue ou jamais connus. Je trouve ça à la fois triste et joli, c’est peut-être ce qui me manquerait le plus si je quittais ces réseaux.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.