Journal – février 2022

Samedi 5

Il y a cette petite colline qui s’avance dans la plaine, qu’on voit depuis le Jura. Elle m’intriguait depuis quelque temps. Google Maps m’apprend qu’il s’agit du Mont Mourex, à côté de Divonne, couvert de sentiers que je pars explorer. Randonnée facile du dimanche, entre promenades pour chien et joggers, mais tout de même une nature apaisante et un dégagement de toute beauté au sommet. Découvrir un panorama inhabituel sur des paysages familiers me donne toujours le sentiment d’approfondir ma connaissance de mon environnement. Relier les points pour qu’une image aussi précise que possible se forme.

Dimanche 8

Lundi 7

Après un test négatif vendredi, un week-end épuisé accompagné d’un vilain mal de gorge, un deuxième test fait par acquit de conscience s’avère positif. Je vais confirmer la chose par PCR puis rentre me coucher.

Mercredi 9

Je brise ma quarantaine pour sortir, un peu coupable bien que prudent. En contournant soigneusement les trois ou quatre personnes que je croise à pied, je me gorge de soleil et d’air frais printanier. Une promenade par beau temps devrait faire l’objet d’une prescription par les médecins. Du moment qu’on peut marcher, je n’imagine pas que ça puisse faire autre chose qu’accélérer la guérison.

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Expérience d’un véritable moment proustien devant le film Chevalier de Brian Helgeland. Il est de ces œuvres que je n’arrive pas juger froidement, je le trouve parfait, créé avec tellement de cœur que tous les défauts sont éclipsés. C’est moi enfant face à ce film, pas le moi présent. Ses acteurs géniaux, l’humanité, l’humour bien ficelé, le message plein des valeurs évoquées non seulement dans son titre, mais par chaque déroulement du scénario… c’est un débordement d’émotions qui me ramène à mon premier visionnage. Me revoilà touché par la fierté dans le regard du père du héros, en admiration devant l’éloquence de Chaucer, inspiré par le courage et la noblesse des protagonistes.
Je serais curieux de savoir jusqu’où une œuvre artistique peut impacter le développement d’un enfant. Je me reconnais dans ce film et dans quelques autres, des livres aussi. J’entrevois des aspects de ma personnalité qui entrent directement en résonnance avec elles, comme un sentiment d’appartenance, presque de loyauté.

Vendredi 11

Je voulais expérimenter le vide, la journée s’en rapproche. Je fais deux siestes, une brève promenade, un film, des lectures, puis vais me coucher tôt. Je m’ennuie positivement, la décision ce matin de ne rien faire, en partie pour en finir avec ce covid, me plonge dans un état de paresse rêveuse délicieux. La limite imposée par un corps fatigué, si elle ne dure pas, peut apporter une réelle détente, un instant de paix étonnant. Je me demande si les gens qui se reposent en vacances, qui grillent sur les plages et mangent au restaurant, éprouvent cette même détente. S’ils y trouvent une plénitude comparable, je crois que je pourrais presque les comprendre.

Samedi 12

Dimanche 13

Premier brassin depuis mon déménagement, également depuis que mon Braumeister a été troqué par une casserole de dix litres et un sac pour retenir les drèches. Une blonde toute simple aux houblons du jardin. Je touille ma purée en jouant au thermostat. Retour de ces odeurs délicieuses dans mon univers, je baptise mon appartement de poussière sucrée de malt et des vapeurs de houblon.


Je termine avec un moût mal filtré, une densité plus basse que prévu et une minuscule cuve à peine remplie. Des ajustements seront à mener dans le processus. Le retour au tout manuel est exaltant, mais teinté d’une perplexité qu’il faut dépasser. Charles Pépin dans son podcast Une philosophie pratique expliquait que l’humain est par nature constamment insatisfait, condamné à chercher toujours plus, à une croissance infinie. Je vérifie son raisonnement en opérant en brasserie le mouvement inverse : moins, plus dur, de qualité plus variable… forcément un peu frustrant. Revenir en arrière n’est jamais facile, mais possible quand moins convient mieux. J’essaye de garder à l’esprit que ce n’est pas une régression, que moins peut aussi signifier plus de liberté.

Mercredi 16

Moût transvasé alors que la fermentation tumultueuse se calme. Je le partage en deux cuves si petites que j’ai l’impression de jouer à la dinette. L’une sera houblonnée à froid au cascade du jardin, je n’ai pas encore décidé pour l’autre, peut-être un gruit à l’absinthe, peut-être rien.


Samedi 19

Plantation des fèves et de quelques topinambours. Je retrouve le jardin avec un immense plaisir, impatient de m’y abreuver de lumière et de goûts. Les dernières gelées sont encore loin, mais la nature se réveille. Les oiseaux ont d’ailleurs déserté mon balcon pour retourner gratter la terre, préférant sans doute de gros vers juteux aux graines que je leur propose.
Je me sens comme un animal sortant d’hibernation, un peu groggy, mais savourant l’air frais. Alors que l’hiver me rendait toute sortie difficile, me revoilà soudain dans cet état où rentrer me paraît intolérable.

Dimanche 20

Vendredi 25

La contrainte apporte de la richesse, si ce n’est même de la liberté. J’en suis convaincu depuis longtemps, d’abord par la poésie, puis par le voyage à pied. J’en découvre aujourd’hui une nouvelle manifestation. Jamais je n’ai attaché autant d’importance ni ne me suis questionné sur l’aménagement intérieur que depuis que je vis dans un volume restreint. L’harmonie devient bienvenue, les couleurs, laisser respirer une pièce que je sais ne pas pouvoir quitter pour une autre. Penser la place, la géométrie, la rentabilisation ou l’esthétique, c’est compliqué et gratifiant parce que je m’approprie entièrement mon lieu de vie. Me voilà même à bricoler mes meubles, d’abord par nécessité pour qu’ils correspondent aux espaces spécifiques, puis par plaisir, car je réalise que je peux construire, et les fais à mon image. Un champ des possibles s’ouvre, je découvre une satisfaction dans un nouveau travail manuel.

Dimanche 27

Mise en bouteille d’un hydromel aux mûres du jardin. La couleur est splendide, un joli parfum de miel et une acidité bien équilibrée teintée des notes du fruit, c’est prometteur. Je resucre un peu en espérant en tirer quelques bulles pour un apéro d’été.

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Moment d’extase intellectuelle devant l’émission Philosophie : Einstein, tout est relatif ? de Raphaël Enthoven. Etienne Klein m’y fait entrevoir, avec mes limites, ce qu’Einstein a vraiment chamboulé dans notre compréhension du monde. Un même frisson me parcourt que lors de ma lecture de Eratosthène de Thierry Crouzet. Un point me frappe d’ailleurs, que relève discrètement le physicien : “Einstein a une pensée musculaire” qui l’amènera à l’une de ses plus grandes découvertes. De la perception à l’analyse et aux chiffres, c’est de ce mélange qu’Einstein a changé le monde. Je retrouve cette nécessité du généralisme que prône Crouzet.
Dans la seconde partie, Jean-François Clervoy, astronaute, ancre ces sujets dans une dimension intérieure inouïe, revenant à leur vécu dans son corps. Quand Enthoven demande, ébahit face à ses interlocuteurs, “Peut-on parler de magie de la science ?”, j’ai envie de lui rétorquer poésie de la science.

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