Journal – janvier 2022

Mercredi 5

Je me gave depuis des semaines des sons futuristes qu’Yves Blanc propose sur La Planète Bleue. J’ai l’impression de redécouvrir la musique, de retrouver une vraie écoute. La radio m’énervait parce qu’elle m’obligeait à me farcir les bouses passées en boucle dans toutes les grandes surfaces et déjà entendues mille fois. Cette contrainte est une bénédiction dans ce contexte de qualité et d’exigence. Je dois écouter toutes les pistes, même si elles ne me plaisent pas au premier abord ou me déstabilisent. Sans ça, peut-être ne me serais-je pas plongé dans les boucles minimalistes expérimentales de ces sorciers du son, n’aurais pas perçu qu’un accord ethno agressant peut s’avérer entêtant seulement après quelques minutes, ni été ébloui par la subtilité de variations à peine distinctes qui pourtant donnent plus de volume à un morceau qu’une mélodie évidente et facile. Yves Blanc utilise ce terme que je reprends pour décrire les musiques qu’il diffuse : “exigeante”.

En plus d’être pris par la main pour découvrir cet univers sonor offert sur un plateau, je me retrouve souvent captivé par les chroniques. Les sujets sont passionnants, la voix grave, délicieuse et berçante, et Yves Blanc a une énorme qualité : il m’énerve. Il y a des gens qui m’énervent et que je fuis, soit parce que nous sommes trop en décalage pour nous comprendre et tisser un lien, soit parce qu’ils sont juste trop cons (ce qui parfois revient au même). Et puis il y a ceux, rares, qui m’énervent positivement, qui me font réagir aux tripes et m’amènent à me questionner sur moi, ils appuient où ça fait mal. Il y a une jouissance intellectuelle particulière à sentir monter une colère, et réaliser qu’elle vient de sa propre difficulté à appréhender la notion nouvelle. Mes meilleurs amis ont cette qualité, certains auteurs et beaucoup des mentors qui ont eu un impact dans ma vie. Avec un journaliste, c’est ma première fois.

Dimanche 9

Le besoin de prendre l’air, de bouger nous amène dehors dans un brouillard épaissi par les flocons en chute incessante. Sol et ciel se mêlent, aucune ligne d’horizon. La blancheur est totale, les sentiers recouverts d’une abondante couche de poudreuse encore immaculée. On se repère aux silhouettes fantomatiques des bosquets et aux rares reliefs que nous distinguons. Heureusement, ma guide les sait par cœur et s’oriente aisément. Dans un lieu inconnu, la panique viendrait vite tant nous sommes déboussolés. Nous pataugeons dans cette atmosphère surnaturelle presque une heure pour rentrer émerveillés.

Lundi 10

Je vois le travail comme une offrande à la société. Quelques heures dans ma semaine me permettent de disposer de ses biens de consommation et de la considération de mes pairs.
C’est cette image qui m’a amené à réduire mon taux d’activité (comme si je n’étais pas actif le reste du temps), rendre cette offrande aussi maigre que possible. Je ne veux pas donner plus que je ne reçois. Au sein du métro-boulot-dodo incontournable, intégrer autant que possible des moments de vie plus enthousiasmants.
Je réalise que parfois cette vision me limite. Je refuse de dédier au travail ce que je désire vraiment vivre. La liberté suprême de l’amateurisme me fait craindre les préoccupations terre à terre du professionnalisme. Tellement d’activités qui m’animent au quotidien me semblent effroyables du moment qu’elles constituent un métier, qu’il faut composer avec une dimension de rentabilité. En restant dans cet état, je me prive de toute possibilité de travailler avec passion.


Après huit heures de retrouvaille avec l’immobilité de ma bibliothèque, je me dérouille par une brève rêverie sur les hauteurs du lac. Une bise cruelle a vidé les sentiers des promeneurs habituels. Je profite seul, avec quelques moutons mieux habillés que moi, du spectacle des derniers rayons de soleil. Je n’ai pas fait de balade tranquille un jour de travail depuis des semaines. Trop de choses à faire, la nuit, le froid, plus de sorties les week-ends, me dis-je pour oublier que c’est juste une flemme, une lassitude que je m’inflige.
Je retrouve cependant avec gratitude et soulagement cet état paisible où je quitte la frénésie de faire, entraîné hors de chez moi, des magasins et des projets. Je goûte ces quelques minutes, l’envie de freiner, de voir, de savourer. C’est dans cette humeur que je me sens le mieux, une paresse créatrice.

Mardi 11

Mon train passe sur le viaduc de La Jonction lorsque je me rends au travail. J’y savoure toujours quelques secondes d’un panorama sur Genève, le Léman et les Alpes. Hier, un jour levant perçait une couche épaisse de brouillard sur une ville noire, aujourd’hui, ce sont les lumières des bâtiments qui se reflètent dans l’eau du lac, du Rhône et de l’Arve. Au retour, j’admirerai les lueurs paresseuses introduisant la soirée, les sommets ensoleillés des montagnes blanches.

Je m’en veux chaque fois que je rate ce moment. Sortant trop tard la tête de mon livre, mon regard bute sur les parois obscures du tunnel qui perfore de part en part le Bois de la Bâtie. Cette contemplation, même fugace, est précieuse. J’ai le sentiment de savourer plus intensément cette apparition que les panoramas qui s’offrent à moi lorsque je vais les chercher. Ce paradoxe m’exaspère.

Je me plains que le travail me prive trop souvent de ce qui a de la valeur. Saisir chaque jour un moment de beauté est à ma portée, je ne prends pourtant qu’exceptionnellement le temps de le faire. Toujours un but pour habiter une sortie, comme si la contemplation ne suffisait pas.

À la lecture de Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, avec qui je me suis réconcilié depuis le visionnage du superbe long métrage La panthère des neiges, je réalise la rareté, voire l’inexistence du vide dans le quotidien. Mes moments de loisir sont occupés à me reposer ou à faire ce que j’aime, parfois calmement, plus souvent avec frénésie. Ce que j’associe au vide sont des pauses, mais ne rien faire dans ce contexte à toujours comme but une récupération. Quelle projection vertigineuse de six mois sans rien à faire, avec des possibilités limitées par le froid et la solitude ! Cet ermitage au bord du Lac Baïkal m’interroge, le vide, le vrai, sans but, sans perspective, je serai curieux de voir de quoi il se remplit. Pour Slyvain Tesson au stade de ma lecture : un journal, des livres, une mésange, des promenades, de la contemplation, du tabac et une quantité effrayante de vodka. Que reste-t-il de soi une fois dénudé de toutes les préoccupations habituelles, jusqu’au regard de l’autre ?

Mercredi 12

Première expérimentation de ma baisse de pourcentage : j’ai congé. Je dors un peu plus longtemps, réalise des petites choses anodines en sirotant mon café, croise par hasard une amie et rebois un café avec elle, puis me fais embarquer pour une promenade au soleil au-dessus de la brume. C’est consommé, me voilà oisif, j’ai paressé et aimé ça.

En savourant la douceur de cette journée me reviennent les injonctions qui ont accompagné l’annonce de ce choix. En travaillant à 100%, j’étais accompli, sérieux et lancé dans la vie. À 80%, j’étais un sage, je profitais de la vie pendant qu’elle était là, j’avais raison de ne pas me tuer à la tâche, j’étais dans l’équilibre jugé idéal. À 60%, je bascule, on s’informe si c’est ma décision, on se préoccupe pour ma carrière ou mes finances, on me demande ce que je vais faire de tout ce temps, pour quel projet j’opère ce sacrifice, on s’inquiète même si je vais bien. Pas tout le monde bien sûr, mais le contraste est net.

Le Pilates est devenu l’excuse facile. Je vais donner des cours, voilà qui tranquillise inratablement. C’est vrai, je vais y accorder de la place dans ma semaine, je l’aurais fait aussi en restant à 80%. Je le fais pour avoir du temps, pas pour le Pilates. Je perçois mieux le courage des artistes ou des alternatifs qui vivent en dehors de ce cadre rassurant voulu pour chacun, ceux qui ont plongé tête la première hors du circuit pour nager en eau libre. Je n’y ai trempé qu’un orteil, elle est froide, mais tellement jouissive.

Jeudi 13

Sylvain Tesson cite Rousseau, Dans les forêts de Sibérie :

L’homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l’être lui-même ou sa vie est insupportable. Aussi, le second est forcé d’être vertueux.

Touché ! J’ajoute les Rêveries à ma trop longue liste de lectures. Notamment parce que cette citation ne me semble pas aller assez loin. Se contenter de la satisfaction que les autres portent sur soi, c’est se limiter à ce qu’ils veulent qu’on soit, au risque de ne pas se découvrir. La solitude serait un passage obligatoire à l’accomplissement.

Samedi 15

Flâneries à Yverdon. La ville est plongée dans un brouillard épais et sombre. Je vais me promener au bord du lac et c’est à peine si je parviens à voir l’eau. Des cris de mouettes s’élèvent du large, parfois un canard, tout le reste est étouffé. On dirait que le monde retient son souffle.

Dimanche 16

Randonnée dans le Vallon des Vaux puis retour à Yverdon depuis Yvonand. Le vallon est saisissant de beauté, toujours dans cette ambiance embrumée et glaciale. Les bords du lac de Neuchâtel avec leurs réserves naturelles sont un délice pour les yeux, moins pour les pieds et les oreilles qui subissent les nuisances de la route qui longe tout le sentier.

Je marche toute la journée, vingt-sept kilomètres à un rythme tout tranquille imposé par un genou capricieux que je ménage. J’ai mal après deux heures, puis la douleur disparaît après une heure alors que je n’ai pas cessé de bouger. En y repensant, elle s’est envolée avec la brume et l’arrivée du soleil. Me voilà peut-être comme ces vieux qui sentent dans leur rhumatisme l’imminence d’un orage ? Toujours est-il que cet inconfort me fait plonger en moi, tout en savourant plus paisiblement ce qui m’entoure. Se crée une sorte de résonnance que je ne ressens pas en avalant les kilomètres, un état cotonneux vaguement engourdi, teinté d’une tranquille euphorie.

Mardi 18

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie :

La contemplation, c’est le mot que les gens malins donnent à la paresse pour la justifier aux yeux des sourcilleux qui veillent à ce que “chacun trouve sa place dans la société active”.

Même pas sûr que la contemplation soit une justification suffisante. La méditation, le sport, une quête spirituelle, l’art éventuellement s’il n’empiète pas sur la carrière… mais juste la contemplation ça reste léger, sauf s’il y a projet d’écrire un bouquin ensuite. Il faut un outcome pour satisfaire les sourcilleux, une démarche, un retour sur investissement parce que le temps c’est de l’argent.

La contemplation sans autre but que la beauté est rare, vite soufflée par le vent des préoccupations. Rageant de faire le bilan et de se dire qu’il y a plus de place à faire les courses, travailler, courir prendre un train, qu’aux moments de grâce et d’intensité esthétique ou sensorielle.

Mot d’ordre du jour : me perdre en contemplation aussi souvent que possible. Et quand on me traitera de paresseux, j’accuserai Tesson.

Vendredi 21

Pour la deuxième fois, des visiteurs impromptus font voler mon programme de la matinée en éclat. Plutôt que mes tâches prévues, je passe une bonne demi-heure à les admirer, une autre à les photographier, et le double à trier et développer les images.


Jeudi 27

Les baleines à bosse seraient capables d’entrer en transe, découvrent des zoosémioticiens, alors qu’un pionnier de la communication avec les dauphins, John Lilly, évoquait déjà il y a plusieurs années une théorie selon laquelle ces derniers seraient en perpétuel état de méditation, apprenais-je l’autre jour dans le podcast de l’émission 953 de la Planète Bleue.

J’en viens à imaginer ces animaux tout aussi intelligente que nous (sans doute plus) mais qui, plutôt que le progrès, l’intellect ou la curiosité, aurait développé la sérénité, la pleine conscience, l’équilibre et l’harmonie. Homme et dauphin auraient évolué dans des directions si différentes que toute compréhension serait devenue impossible, encore moins une communication. Les considérant grossièrement selon nos valeurs et notre esprit limité, nous passerions à côté du principal. Au lieu de créatures marines quelques crans plus bas dans notre chaîne alimentaire, nous serions devant des êtres parfaitement accomplis, et donc une espèce bien plus évoluée que la nôtre. La brute face au sage.

Dimanche 30

Un danger de la photographie : placer la contemplation après l’ambition de repartir avec un cliché. J’observe parfois cet écueil dans ma pratique et il me donne toujours envie de jeter mon appareil. Prendre une photo qui me satisfait réellement et qui n’est pas qu’illustrative est un plaisir rare. Il n’égale pourtant en rien ce que m’apporte l’éblouissement pur, intérieur, offert par l’instant de beauté. Mais le réflexe vient promptement. Une image, une ambiance qui me touche, vite, cliquer. Le cliché capturé, c’est comme si la beauté était consommée, acquise, je veux repartir. Sans prendre garde, je pourrais mitrailler tous les paysages d’une randonnée et n’en voir aucun.

Ce piège évité, je constate que la pratique de la photo m’apporte aussi l’exact inverse. Chercher le bon cliché, avec ou sans appareil en main, m’amène à accorder de l’attention à des éléments qui m’échappaient avant : certaines subtilités de lumières, une texture, l’harmonie géométrique d’une scène, le détachement de différents plans, le charme d’un détail. Et le paradoxe m’interpelle. Là où une beauté grandiose n’aboutit souvent qu’à une photo médiocre ou déjà vue, un détail habituellement ignoré offre une image saisissante, originale.

Le parallèle se fait alors avec ce journal. Là où écrire m’incite à réfléchir sans paresse, plus intensément, photographier me fait voir autrement.

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