Octobre 2022

Mais quittons ces hauteurs périlleuses et battues pas les vents de la prophétie grandiose, et laisse-moi courtiser la muse ordinaire de l’élocution épistolaire.
— R.L. Stevenson (1868), Correspondances, éd. Michel Le Bris

Je débute la lecture des correspondances de Stevenson avec une surprise : ce personnage a été considérablement censuré. Les publications auxquelles j’ai eu accès jusqu’alors, ses biographies, l’image populaire de cet homme, ont été largement influencées, selon Michel Le Bris, par les ambitions de Sidney Colvin, son ami et éditeur. Pour preuve, plusieurs lettres ont été révisées caviardées de passages entiers qui éclairent sur sa révolte, ses amours, ses conflits familiaux, et plus tard sa relation avec Fanny. J’avais conscience de débats au sein des chercheurs, pas d’une telle omerta. L’effet positif est que je redécouvre, au fil de ses échanges épistolaires et de l’intimité qu’elles provoquent, ce vieil ami qui m’accompagne depuis si longtemps.


Départ pour l’Angleterre après ma journée de travail. Je suis stressé. Partir en fin d’après-midi pour arriver avant de dormir à destination à des centaines de kilomètres me semble absurde. Je saute dans un train, trois autres suivront, plus un avion et un métro. Il n’y aura pas plus vingt minutes entre ces différentes escales. J’envisage toujours le voyage avec lenteur, contemplation, pourquoi pas une touche d’improvisation. Là, je ne voyage pas, je cours.

Puis, entré dans l’avion, un peu d’eau coule dans mon vin et le paradoxe se révèle. La magie de me retrouver au-dessus des nuages m’apparaît. Comme presque chaque fois, j’imagine le frisson du premier aviateur alors que je décolle doucement. Je profite d’un somptueux coucher de soleil qui m’éblouit de Genève aux rives de l’Angleterre. Nous survolons Paris qui brille déjà dans la nuit et l’horizon encore baigné d’un dégradé grandiose.

Autant horrifié de l’absurdité qu’elle côtoie, je suis émerveillé par la beauté de cette machine bien huilée. Nulle part je ne vois de regards ébahis collés aux hublots. Le reflet de celui devant moi me laisse entrapercevoir le smartphone d’une dame qui passe d’un écran d’accueil à l’autre durant tout le trajet, dépourvue de réseau et donc d’occupation, elle fait glisser machinalement et maladivement la liste de ses applications. La beauté boudée par l’habitude.

Le pilote annonce un bouchon aérien. Nous tournoyons au-dessus de Londres, à basse altitude. Maisons et voitures sont déjà distinctes depuis la longue file qu’on devine tout autour dans le ciel. La machine folle se révèle à nouveau, dispensatrice de tellement de liberté, de beautés inatteignables cent ans auparavant, mais au prix de la tranquillité de régions entières, de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, destructrice de ce qu’elle offre.


Arrivé chez mon ami pour une semaine de vendanges, je rencontre M., œnologue australienne en voyage en Europe qui woof pour un mois. Faire à la fois la connaissance du travail en cave, mais également par le prisme d’une autre culture viticole m’enchante. Seule crainte, je vais devoir parler anglais au quotidien, une première pour moi qui y suis plutôt confronté confortablement derrière un écran ou avec des sous-titres lors d’un film. À ma plus grande surprise, je ne me débrouille pas si mal, avec la conciliante aide de M. qui prend soin d’articuler et de ne rien abréger. Dans ses correspondances où Stevenson évoque son voyage en Allemagne, il indique s’en sortir avec quelques mots de latin lorsque ses interlocuteurs ne parlent pas anglais et ne comprennent pas ses tentatives germaniques. En un siècle, la langue commune est passée d’historique à commerciale.

Je fais aussi la connaissance de Azu, leur chien adopté de la SPA, touchante dans sa crainte de l’autre. Elle fuit les hommes, les bottes, la laisse et les mouvements brusques sans pour autant s’isoler. Elle nous regarde, nous suit toute la journée entre méfiance et curiosité. Vers les femmes qu’elle connaît, elle demande du contact dès que possible, tendrement et sans agitation. Son traumatisme est évident, les horreurs de son histoire resteront un mystère, mais sa progression ne fait pas de doute. Un matin, elle nous pose une énorme merde dans le salon, l’odeur me prend à la gorge, mais nous nettoyons avant le petit déjeuner, entre haut-le-cœur et blagues peu reluisantes. La bienveillance de mon ami avec son chien est magnifique. “Il faut être patient”, me dit-il, suivant son propre conseil. Lors d’un tour à pied du domaine, pour voir l’évolution des vignes depuis ma dernière visite l’an passé, Azu se métamorphose, court, me frôle presque avec provocation. Elle sait qu’elle ne sera pas acculée.

Je retrouve ces sublimes bordures de chênes entortillés, la lumière grise met en valeur les couleurs chaudes, le verger au naturel où se distinguent à peine les fruitiers encore frêles. La vigne a pris du retard à cause de la sécheresse. En me dévoilant foule de détails invisibles à mes yeux, mon ami me parle de son travail, je prends conscience de ce qu’il vit, la tâche colossale qu’il abat.

La semaine sera consacrée au vin, aux goûts, aux odeurs et à une infinité d’explorations sensorielles. Mise en bouteille et encapsulage – transferts et nettoyage de cuves et de barriques, à patauger dans les lies, les parfums des grains en surface, l’air au-dessus piquant, saturé de gaz carbonique, les mains collantes, jusqu’aux cheveux – création d’un mur de barriques pour un futur solera de chouchen – égrappage, mise en fermentation, pressage de jus frais et sucrés – découverte de cépages inconnus à divers stades de vinification, rondo, orion, Bacchus, entre douceur et âpreté – brassage d’une bière saison dans laquelle mon ami fera macérer des peaux de Bacchus orange pressé cette semaine – cidre, bière, vin rouge, vin blanc, vin orange, mousseux, chouchen – dégustation des premiers brassins, milk stout épaisse et savoureuse, IPA légère en bien fraîche, SMASH propre et dans les clous…

Nous pressons le Bacchus orange, ce que j’attendais le plus comme travail en cave. Nous commençons par dégager un maximum de grains depuis le dessus, à coups de seaux que nous déversons dans le pressoir. Penché dans la cuve, la tête presque en bas, à soulever des litres de raisin fermenté. Puis nous transvasons le jus, le pressoir se remplit, dégouline tranquillement d’un beau moût trouble, laiteux et rose orange appétissant, les odeurs sucrées d’abricot sec. Je peux goûter aux raisins en pleine fermentation qui n’ont pas encore été fendus, ils explosent dans ma bouche, plein d’arômes qui ne demandent qu’à s’exprimer, longtemps condensés dans ce petit fruit trop exigu pour eux. Puis le pressage commence, lentement. Chaque coup de pompe crée une cascade de jus que nous récupérons patiemment. Pendant presque deux heures, les raisins nous offrent leur nectar jusqu’à ce qu’il n’en reste que de fines galettes râpeuses, comme des tapis mouillés que nous arrachons au pressoir. Elles rejoignent le compost, célébré par les mouches qui nous accueillent dans un bourdonnement de joie.

Un après-midi, nous prenons la voiture pour aller chercher 250kg de miel pour le chouchen. L’apiculteur sent le miel, sa main est collante et un nuage de guêpes l’entoure constamment, qu’il ne calcule absolument pas. Nous ouvrons quelques seaux et découvrons une entière palette de couleurs, des textures cristallines ou plus liquides, des goûts chaque fois différents, toujours délicieux.


Moment d’exaltation mêlée à de la déprime une fois à la maison. Le vide du retour de chaque voyage me gagne, avec pourtant la prise de conscience de toutes les libertés qu’impliquent mes récents choix de vie. Des possibilités que je n’avais jamais envisagées s’ouvrent soudainement dès lors que les ambitions de famille, d’achats immobiliers, de stabilité, sont mises de côté. Me voilà avec l’envie de woofer, de prendre un congé long, et l’idée que ces envies pourraient enfin ne pas rester à l’état de rêve.


Proust décrit ses après-midis sur la falaise avec ses jeunes filles en fleurs, que je lis attendris et touché. Me revient alors un souvenir… Revenir n’est pas le mot, disons qu’il me percute de plein fouet, sans que je ne m’y attende. Une image d’abord : un sourire saisi de côté, amusé, provocateur, rêveur. Puis la sensation de ma main sur son épaule, son corps qui se sert contre moi juste le temps d’une photo, sa chaleur. Puis la promesse d’un geste d’affection, impulsif, bref, sans conséquence, ou peut-être que si. Et me voilà arraché à mon livre sans pouvoir y revenir, le regard perdu dans le splendide tableau automnal des montagnes qui s’élèvent sur un lac brumeux, déroulé par la fenêtre du train et que je ne vois pas. Une période entre parenthèses réapparait à la place, presque oubliée depuis des années. Mon cœur accélère comme alors, pressé qu’il était par le stress de cette période d’examen, du manque de sommeil, de la caféine, mais surtout de cette acuité que je partage avec Proust alors que je la regardais à la dérobée. Antonin Gallo disait dans son très touchant récit « État des lieux » que l’adolescence était une casserole d’eau en ébullition, et que l’âge adulte c’était d’y garder tant bien que mal la température. La métaphore touche juste pour l’occasion, et je viens de prendre quelques degrés. Curieuse sensation que cette décharge. Pas de regret, ni même de nostalgie, juste une replongée dans un instant marquant, propre à un âge, à un passage vers autre chose, un retour momentané à celui que je ne suis plus, et la joie profonde de l’avoir été.

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