Svalbard, jour 1

Mise à l’eau

Lever groguis et nauséeux. Je prends une rapide douche, la dernière avant longtemps, pour me débarrasser des miasmes du voyage. Au moins, la crasse à venir sera la mienne.

Nous remplissons nos sacs étanches : 60 litres à partager pour deux ainsi qu’un sac de 30 litres chacun. Certains trouvent que c’est peu mais les nôtres sont à moitié vides. Nos habitudes de trek rendent l’opération plus facile et efficace. Il est en revanche très déstabilisant de laisser derrière nous le contenu habituel de nos poches : clefs, argent et passeport, les artéfacts de la civilisation inutiles lorsqu’il n’y a d’autres humains que nous.

Départ en bateau à neuf heures pour une traversée de l’Isfjord. C’est un gros bateau de ligne, utilitaire qui détonne avec les ferrys dont nous avons l’habitude. Il est certes destiné aux touristes mais pas un tourisme immobile et répétitif, il peut s’adapter à des besoins aussi divers que ces paysages peuvent l’exiger. Un guide à bord nous raconte un peu l’histoire du Svalbard, son importance dans les routes commerciales qui s’ouvrent avec la fonte des glaces, des conflits pour savoir qui sont les premiers à avoir occupé l’archipel (vikings, pomors et néerlandais). Nous profitons du paysage et de la mer, observons les oiseaux depuis la cabine du capitaine et espérons distinguer une baleine entre les vagues. Tout est matière à découverte, le trajet d’un peu plus de deux heures passe bien vite.

Branle-bas de combat lorsque le guide nous prévient de notre arrivée. Il nous faut charger le zodiaque de toutes nos affaires, être efficace et ne pas mélanger ni oublier les sacs. Deux allers-retours suffisent pour nous débarquer et rembarquer l’équipe déjà sur place. Ils sont resplendissants et sales, ravis de leur séjour.

Nous commençons par monter les tentes. Je constate avec plaisir que nous avons du super matériel, de bonnes tentes et un tipi pour manger tous ensemble à l’abri. Le camp est situé dans une tranchée sablonneuse, entre la moraine, la mer et la toundra. Autour de nous, des sommets pierreux et désolés, des étendues vides et quelques veines vertes où pousse un peu de végétation. Nous n’avons pas beaucoup de dégagement sur les terres, mais un abri contre le vent. Au beau milieu des tentes, dans une large flaque de marée, nous pouvons encore voir quelques gigantesques traces de pattes d’un ours blanc passé dans le camp un jour plus tôt. Elle est bien plus longue que mon pied et au moins trois fois plus large.

Svalbard - trace d'ours

Nous découvrons gentiment la vie du camp. Les repas seront majoritairement du lyophilisé agrémentés de boîtes et de quelques légumes et fruits frais ou sucreries. A midi purée les jours pairs, nouilles les jours impairs, pour garder la notion du temps, avec une soupe en sachet, un pain pour la journée et du pâté ou du poisson. Ça ne va pas être gastro mais tout passe très bien.

Un point que nous attendons tous concerne les tours de garde. Le pistolet lance fusée sert à effrayer l’ours, il est toujours disponible au camp. S’il ne l’est pas, c’est que quelqu’un manque (comprendre “aux toilettes” car interdiction de s’éloigner pour autre chose). On apprend à le manipuler, ouvrir, charger, armer, tirer (à blanc), désarmer, décharger. Le guide, lui, a un fusil pour les cas extrêmes. Ça arrive quelques fois chaque année qu’un ours soit abattu dans la région, lorsqu’il est trop agressif, mais très rarement par les voyageurs.

Les expéditions aux toilettes sont particulièrement spectaculaires : le gros pistolet dans une main, le rouleau de PQ dans l’autre, avec toujours cette petite crainte de voir l’ours surgir alors qu’on est à ses affaires.

Première virée en kayak, nous revêtons nos combinaisons étanches et embarquons en direction du glacier au fond du Fjord. Ce n’est pas si aisé à naviguer. Ramer demande un minimum de concentration ainsi que manœuvrer, mais nous prenons vite le pli. Je ressens un immense sentiment de plénitude à me sentir briser les flots dans ce silence et cette désolation. Le kayak ne nous épargne pas un constant contact avec l’eau et je sens la mer avec une intensité délicieuse. Des morceaux de glace tirés par la marée descendante viennent et flottent à nous, raclant les coques de nos minuscules embarcations.

Arrivés près du glacier, nous sommes tous scotchés en admiration. Nous flottons à 78°N, des oiseaux polaires volent au-dessus de nous, mouettes, pingouins, sternes. L’immense falaise de glace face à nous craque, parfois de gros blocs s’en détachent et tombent dans un bruit de tonnerre. Un vent polaire me caresse le visage, je réalise petit à petit que je suis au bout du monde.

Glacier