Svalbard, jour 3

Jour 3 – contre vent et marée

Virée en kayak au glacier, il y a beaucoup de vent, il fait plus froid et des nuages menacent au loin.

Je navigue avec A. aux commandes qui maîtrise très bien la conduite. Nous commençons par traverser le fjord, c’est long, difficile, décourageant. Le kayak a cet effet pervers de ne pas laisser mesurer immédiatement la progression. En vélo, chaque coup de pédale fait avancer de quelques mètres, la mer n’offre pas ce confort, brouillant les repères, on a l’impression de ne pas bouger. Après avoir traversé et longé un bout la côte, le guide annonce enfin une pause. On se scie les mains à sortir les embarcations de l’eau, conservant nos combinaisons humides et nous nous retrouvons très vite frigorifiés. Elles sont étanches, pas chaudes. F. est à bout. Avec M., elles nous racontent qu’en plein pagayage contre une bourrasque de vent, elles ont réalisés qu’elles faisaient du sur-place malgré tous leurs efforts.

Le guide nous emmène de quelques pas sur les terres pour nous montrer un cimetière de morses. Leurs gros ossements jonchent la côte, sans leurs défenses évidement. Ils sont là depuis bon nombre d’années, peut-être des vestiges de chasse où ils étaient tués pour leur graisse.

Nous devons repartir et Jon nous fait changer les équipages pour mieux répartir les forces. Nous retraversons le Fjord. J’ai l’impression que c’est plus dur, je suis peut-être juste plus fatigué. L’eau est agitée et des vagues nous éclaboussent sans cesse, rendant la progression plus difficile et le pagayage irrégulier. Nous prenons comme cap un sommet au fond du glacier mais ce n’est pas notre destination. Il nous faut compenser une marée descendante et le vent, l’impression de faire du sur place est terrible.

La pause repas arrive enfin. Comme d’habitude, nous sortons nos plats instantanés et les thermos. Dans un contexte normal, ça serait sans doute le repas le moins engageant possible, mais c’est ici un pur réconfort. Nous avons décroché à moitié nos combinaisons et avec remis nos doudounes, mangeant à l’abri du vent. On se réchauffe et reprenons des forces.

Je m’étonne de voir à quel point cette pause m’a redonné de l’énergie. Comble de soulagement, la mer est plus calme dans cette partie du Fjord et il y a moins de vent.

L’arrivée au glacier est sublime. On lutte un peu contre le courant lorsque le fjord se rétrécit pour déboucher dans un lac où flottent de gros blocs de glace surplombés par les hautes murailles bleue des glaciers qui se jettent dans l’eau. Nous accostons pour profiter du spectacle. Le sol est de pierres grises chaotiques et contraste avec le blanc bleuté qui s’étend. Quelques sternes nous survolent, nous jouons à escalader ces mini-icebergs, nous nous prenons en photo comme des explorateurs. Jon et H. sautent d’un bloc à l’autre sur la glace, au grand désespoir de sa mère. L’excitation est totale, le sentiment d’être au bout du monde à son comble. Le grand Nord.

Il ne fait pas chaud pour autant et nous retrouvons rapidement nos kayaks pour nous réchauffer. Le retour est rapide et bien plus facile. Nous nous laissons porter par le courant avec la délectation d’enfin avancer sans efforts. Le vent nous pousse et reste calme, j’ai un vif plaisir à pagayer. Des macareux et guillemots passent près de nous, s’envolent maladroitement à notre approche, ou disparaissent dans l’eau pour réapparaitre un peu plus loin. Jon et A. se font même attaquer par une nuée de sternes alors qu’il approche trop près d’un îlot où elles nichent. Notre guide s’en éloigne presque penaud et amusé avec une centaine d’oiseaux criards qui le survolent.

Nous sommes tous épuisés mais l’ambiance au repas du soir est hilare. Nous sortons le chocolat amené pour notre fête nationale, il a du succès, ainsi qu’un petit verre de mon whisky.

Déroulement d’une expédition en kayak

S’il y a des bagages à transporter, il faut commencer par charger le kayak. Il est impressionnant de voir à quel point on peut rentabiliser l’espace de ces petites embarcations. Caissons étanches à l’avant et à l’arrière qui remplissent une bonne partie de la coque vide ; aux pieds du passager avant (celui derrière doit avoir les jambes libres pour manœuvrer) ; derrière les sièges ; et enfin sur le kayak, bien arrimé dans des sacoches étanches à l’avant, arrière et milieu.

Il faut ensuite se glisser dans la combinaison. Celle-ci est parfaitement étanche avec des joints au niveau des poignets et du cou. En une pièce, elle couvre les pieds, encore insérés dans des chaussettes pour préserver les manchons. On s’arrache les cheveux en la mettant, mais la technique est vite acquise. Elle n’est pas chaude et on peut y entrer tout habillé.

Deux personnes peuvent ensuite porter le kayak jusqu’à l’eau s’il est vide, huit sont nécessaires s’il est plein, et avec peine. On le tient par les habitacles et les câbles d’assurage qui scient les mains. A marée basse, ce peut être une véritable souffrance.

Le passager arrière pousse l’embarcation et à l’eau ! Mais le plus dur reste à venir : mettre sa jupe. Désormais assis sur l’eau, sa pagaie en main, empêtré dans sa combinaison et son gilet de sauvetage, il faut tendre une jupe étanche. Celle-ci nous enserre le torse sous le gilet et doit être déployée autour de l’habitacle. Cela évite que l’eau n’envahisse l’intérieur étanche et nous permet de nous dégager facilement si nous nous retournons. La tension à mettre est énorme pour tendre le gros élastique autour de soi. Plus que le froid et l’eau, c’est cette jupe qui aura provoqué le plus de jurons durant ce voyage. Pendant que l’un met sa jupe, l’autre doit maintenir le kayak en place pour éviter de dériver trop loin du groupe et rester face au vent.

Hormis en cas de vent ou de vagues, la navigation est aisée. Le pagayage, un peu technique au début, est vite maitrisé. Celui qui tient le gouvernail à l’arrière, grâce à des pédales à ses pieds, doit prendre en compte une inertie parfois difficile à évaluer, menant à quelques zigzagues et collisions.

Fanny en Kayak

Et rebelotte, à l’arrivée, vider les kayaks, les mettre à terre en prévoyant la marée, enlever les combinaisons…

Cette activité aura été paradoxalement une grosse contrainte et une belle découverte dans ce voyage. Parfois lourde et pénible, froide, humide, elle permet pourtant une étonnante liberté et un angle tout différent de la marche. Il est évident qu’une côte n’a pas le même visage si on la voit de loin ou si on marche dessus, mais la vie de la mer prend son ampleur lorsqu’on en fait partie. Le kayak m’évoque un peu le vélo, la même plénitude et la même frustration liée au sentiment d’être loin de ce que je veux voir, de ce à quoi je prends part. Je reste bel et bien un randonneur, malgré tout le plaisir et l’émerveillement que m’auront apportées ces frêles embarcations.